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CHAPITRE

IV


PENCHÉE sur la plate-bande dépeignée par l’automne, Jocelyne sortait de terre les bulbes de dahlias. Gantée de coton, les joues terreuses, elle maniait le déplantoir avec application. De temps à autre s’asseyant sur ses talons, d’un mouvement de l’avant-bras elle remontait les mèches qui lui tombaient devant les yeux. Puis elle se remettait sérieusement à l’ouvrage, la tête basse, la langue sortie par l’effort, les grappes de ses cheveux pendant comme des raisins gonflés de soleil.

Absorbée dans son travail, elle ne fut point distraite par le bruit d’une voiture qui venait de s’arrêter dans le chemin voisin. Mais elle se sentit tout à coup saisie par deux mains qui, la tenant aux tempes, empêchaient qu’elle tournât la tête.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en riant.

Pas de réponse.

— … Geneviève ?… Lucienne ?… Carmen ?… C’est Carmen !

Et comme aucune réponse ne venait encore, elle laissa là son outil, tira ses gants et palpa les mains qui la retenaient prisonnière.

— Mais… qui c’est ? insista-t-elle avec une impatience amusée. Les doigts étaient longs et forts, des doigts d’homme.

— Jerry ?… Monsieur Lafrenière ?…

Elle ne nommait pas son père. Ces jeux n’étaient point de lui. Mais soudain, incrédule, elle poussa un cri presque douloureux. Elle venait de toucher une chevalière qu’elle connaissait bien.

— Adrien !… Mon Adrien !… Ce n’est pas vrai !

Les mains cette fois, s’ouvrirent. Le temps de se redresser, elle était soulevée de terre. C’était bien son fiancé dont elle savait le retour imminent mais qu’elle n’attendait pas avant la fin de la semaine. Il revenait pour de bon, cette fois ; non pas, comme précédemment, pour de courtes échappées après lesquelles la séparation était plus douloureuse que n’avaient été agréables les retrouvailles. Il ferait une période d’une année en probation, pendant laquelle il serait simplement sous contrôle médical. Ses joues hâlées et fermes, l’éclat de ses yeux largement ouverts sur la vie bonne, la solidité de ses gestes qui voulaient embrasser ce monde des vivants enfin recouvré, tout cela démentait les conseils d’une prudence peut-être exagérée.

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