Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
310
LE POIDS DU JOUR

— C’est mon bois-pourri, expliqua Jocelyne, appliquant à l’engoulevent le nom populaire qui rappelle son cri. Il doit être neuf heures et quart. C’est son heure. Tous les soirs !

Dans la brunante venue, il n’y eut plus que ce cri intermittent, lancé d’ici puis de là, quand l’oiseau, dans sa tournée méthodique, allait chanter à chacun de ses postes habituels.

Sur le bleu noir du ciel, là-haut, les étoiles majeures s’allumèrent. Geneviève, levant la tête, reconnut Vénus, étoile du soir. Et l’Épi. Et Antarès, couleur de grenat. Et Véga, sa douce favorite. Rivales, les étoiles humaines s’allumèrent aussi, que Robert nomma en les désignant du doigt : la couronne du bassin de Chambly, la constellation pacifique de Marieville, la large et distante guirlande, tout au long de l’unique rue de Saint-Jean-Baptiste, à gauche.

— Il y a sûrement de la giroflée quelque part, dit Geneviève, je la sens.

— Oh ! une étoile filante, s’exclama Jocelyne.

— Je vais descendre au magasin chercher le journal, dit Robert Garneau. Neuf heures et demie. Il est sûrement arrivé. D’habitude il l’allait chercher dès après le dîner.

***

Dans le cours de cet été on reçut de Lionel, qui de longtemps n’avait écrit, une lettre de quatre pages. Il y racontait sa vie plus qu’il ne l’avait jamais fait, donnait des chiffres, citait même des noms de lieux et de gens de son entourage. Mais il négligeait de les caractériser et semblait prendre pour acquis que tous étaient connus des autres comme de lui-même. Son texte en devenait par moments incompréhensible. Mack Gillespie, Benny Schwartz, Johnny the Mug étaient pour Lionel des êtres de chair ; pour Garneau et Jocelyne ce n’étaient là que lettres noires sur papier blanc. Locust street, Shibe Park n’évoquaient pour eux aucune image. En revanche, il ne disait mot de sa femme que brièvement, dans le dernier paragraphe.

Ses affaires florissaient. En société avec un certain Lester O’Mally, il possédait maintenant une demi-douzaine de taxis. Il parlait même d’acheter un garage.

Comme toujours, sa lettre était écrite en anglais. N’était-il pas désormais un American citizen ! De fraîche date, visiblement, puisque mention s’en retrouvait quatre fois dans quatre pages.

« … En tout cas je suis bien content d’être maintenant un citoyen américain. Surtout quand je vois ce qui se passe en Europe. Ces gens-là sont tellement arriérés. Penser qu’ils se battent pour les Polonais. J’en ai un, Polonais, qui travaille pour moi. Si vous le connaissiez je vous assure