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LA SOUMISSION DE L’HOMME

Pourquoi l’avait-elle si brusquement quitté ? Quelque chose s’était passé qu’il n’avait point su. Et son mari dans tout cela ?… Peut-être s’était-elle alarmée du début d’un attachement dont elle ne voulait point ; elle pauvre, alors qu’il était relativement riche. Puisqu’elle n’était pas libre, elle savait qu’ils ne pouvaient glisser que vers une liaison ou, pis encore, une aventure. Peut-être néanmoins que s’il eût voulu… s’il eût parlé…

Ce qui l’étonne aujourd’hui, c’est que le souvenir de cette défaite ne lui soit pas amer.

— Dis donc, Leblanc ! Sais-tu que dans ce club, je ne connais quasiment plus personne. Qu’est-ce que c’est que ce petit Robillard qu’on vient d’élire président ? Il faut qu’on soit bien en peine ! Et cet Asselin pour qui tout un chacun se désâme ?

Parmi toutes ces choses qui avaient été son cadre familier, il arrivait à Garneau d’être mal à son aise. C’est que la défroque de l’homme qu’il était aujourd’hui habillait mal l’homme qu’il croyait encore et voulait toujours être. Comme s’il eût été gêné dans ses mouvements intérieurs, empêché de se mouvoir à l’aise et à profit. Cette vie actuelle n’était ni à sa mesure ni à sa forme. Il se sentait étranger parmi ses pairs de naguère, ceux-là qu’il avait toujours reconnu pour les siens ; qui avaient vécu, et vivaient encore, eux, la vie passionnante et tourmentée des reîtres de la finance et des corsaires de l’industrie. Maintenant qu’il était oisif, Robert M. Garneau ne se sentait plus de leur monde. Au club, il avait le sentiment d’être presque un resquilleur.

Cela aigrissait son humeur. Peu tolérant, il avait néanmoins toujours été contenu ; tandis qu’il avait désormais des éclats à propos de riens. Jamais il n’avait été souriant. Mais riant, il l’avait été à l’occasion, bien que son rire eût sonné faux comme un rire d’emprunt et qui déformait singulièrement ses traits autrement calmes dans leur dureté. On eût dit qu’un autre riait en lui. Ce qui d’ailleurs provoquait le plus facilement son hilarité était moins les histoires grasses, de celles que l’on goûtait fort dans son entourage ordinaire, que les mésaventures éprouvées par les personnes de sa connaissance. Il y prenait un plaisir bruyant, à tout le moins aussi grand qu’il en trouvait un, silencieux, à ses réussites personnelles.

Mais depuis quelques mois, depuis surtout que, faute d’usine, il n’avait qu’à passer de l’appartement du boulevard Saint-Joseph à la maison de la Montagne, il était souvent pris d’humeur. Il lui arrivait de s’éveiller la bouche aigre ; tout ce jour il aurait les lèvres tirées, un nœud aux sourcils, le coin des yeux pincés d’un réseau de petits plis mauvais. Il rôdait alors, de la maison au verger, du verger à la maison, sortant pour rentrer aussitôt ; insatisfait de n’avoir rien trouvé, quand en vérité il ne cherchait rien.