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LA SOUMISSION DE L’HOMME

— Et Lemercier. Le vois-tu des fois ?

— Pas souvent. Après l’affaire des immigrants…

Un peu avant la guerre, Lemercier, alors ministre, s’était sottement fait pincer à trafiquer des visas d’entrée pour Italiens désireux de s’établir au Canada. Un client tondu d’un peu trop près avait crié. Après quelques protestations et quelque résistance, Lemercier avait dû donner sa démission « pour raisons de santé ». On l’avait nommé sénateur dès le silence fait, deux mois plus tard.

— … Après l’affaire des immigrants, il a baissé le caquet. Et n’en revenant pas de se voir lâché par tout le monde, maintenant qu’il n’est plus au pouvoir ! Se plaignant de l’ingratitude des hommes ! Tu parles ! Il avait cru que celui que les gens léchaient c’était Édouard Lemercier, tandis que ça n’était que le ministre.

— Et son frère ?

— Son frère ?

— Oui. Le petit Bernard.

— Ah oui ! Je pense que, heureusement pour lui, il s’était fait caser avant le plongeon. Quelque chose aux Douanes,… ou au Port… Un que j’ai aperçu de loin l’autre jour, c’est ce pauvre Edmour Saint-Denis.

— On dit qu’il vit aux crochets de son gendre. Depuis sa paralysie, il n’est plus tout là.

— Mais, sais-tu ? Une qui se tire bien d’affaires, c’est la petite Monique. Et encore bien jolie, je t’assure.

— Monique ?

— Voyons, Monique du Boust. Elle s’est mise dans la décoration d’intérieur. Elle réussit très bien.

— Tu la vois des fois ?

Leblanc eut un petit sourire avantageux et faussement discret ; ses premières rides ne l’avaient guère modifié.

— Oui ; de temps en temps.

Que d’autres changements !

Mary Harrison mariée, après quarante ans de célibat. Peut-être avait-elle espéré cueillir le veuf de son amie Hortense. À Robert lui-même l’idée, certes, n’était jamais venue. Mais pour quitter son servage à la bibliothèque, avoir un foyer large et exempt d’inquiétudes, pour s’appeler madame et dépenser un argent qu’elle n’aurait pas eu à gagner, Mary eût sans doute consenti, pour peu qu’on l’eût pressée, à quitter son nom anglais de Harrison, même pour celui, si français, de Garneau. Bien que cela eût été une mésalliance et presque une déchéance. Puis après tant d’années, elle avait sorti du sac un prétendant inconnu. Il y avait maintenant plusieurs mois qu’elle avait appris à Jocelyne son mariage à un entrepreneur