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LE POIDS DU JOUR

Mais Jocelyne n’écoutait plus l’histoire de ces gens qui n’étaient pas de sa planète.

« Encore un de parti ! » songeait Robert. < Ce que l’on meurt jeune de nos jours. C’est effrayant ! »

Que de changements en si peu d’années ! Vingt ans à peine. Combien rapide le cours du temps d’aujourd’hui. Était-ce bien là ce temps facile qui allait naguère flânant au long de ses rives paresseuses et qui, mollement sinueux, semblait devoir n’aboutir jamais ? Ce temps qui désormais se précipite ; chaque année, chaque jour plus impatient.

Comment se fait-il que le monde ait perdu cette noble fixité qu’il avait au temps passé encore récent ! Ou bien cette fixité même n’aurait-elle été qu’une illusion de leurs jeunes années ? Rien plus qui soit stable. Rien sur quoi l’on puisse s’appuyer contre la fragilité, la fugacité des choses et des êtres. Les hommes disparaissent avant que d’avoir pu graver leur image dans l’esprit de leurs contemporains. De par le monde il n’y a plus de grands hommes.

Comment d’ailleurs s’étonner que tout change ainsi quand le monde physique lui-même n’a plus de consistance. Il y a quelques jours fouillant dans une caisse, Garneau est tombé sur les livres de classe de Lionel. Il a feuilleté la Géographie des Frères, dernière édition, 1937. Plus d’Autriche-Hongrie, de Serbie, de Turquie. Plus de czar ni de sultan. Mais des Yougoslavie, des Tchéco-Slovaquie, des Leningrad. La face du monde ne se reconnaît plus.

Il y avait quelque temps qu’il n’était allé dîner au Cercle. Il y rencontra Leblanc vêtu d’un complet gris clair, une fleur à la boutonnière, les tempes coquettement argentées. Toujours portant beau ; et heureux, malgré l’âge venu. D’un accord tacite, on s’était abstenu d’évoquer la Garneau Fire Pump, décidément naufragée. Une nouvelle venue du State Department de Washington avait donné le dernier coup à cette affaire où l’on avait pourtant mis de si grands espoirs : les États-Unis refusaient de breveter une invention qui apparemment n’en était pas une. Vis-à-vis Leblanc, Garneau n’était pas sans ressentir quelque rancune. N’était-ce pas lui qui avait découvert et recommandé le VanHegebeke, cet ingénieur hollandais qui en fait était probablement allemand et pas ingénieur du tout ; peut-être même un espion ? D’autre part, Robert avait assez la pratique des affaires pour n’accuser personne du manque de jugement qui l’avait fait s’engager si à fond dans cette malheureuse entreprise. Il n’en était pas moins celui qui avait pris le fort bouillon tandis que Leblanc s’en tirait comparativement à bon compte.

C’est pourquoi, évitant ce sujet ennuyeux et stérile, on avait évoqué les connaissances de jadis, ceux-là dont on n’entendait à peu près plus parler.