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LE POIDS DU JOUR

Ce qui se passait, Garneau ne l’apprit pas ce jour-là. Lafrenière voulait simplement l’avertir de ne point vendre, quel que fût le prix.

Dans les jours qui suivirent la tentation fut pourtant forte. Ces parts achetées au nom de sa fille, bien moins par confiance que pour ne pas peiner son vieux camarade, ces parts, il les avait payées vingt sous à peine. Or insensiblement dans les derniers temps, elles étaient grimpé à cinquante-deux. Il n’avait vu là que jeu de la spéculation, mouvement général de la cote. S’il ne les avait point vendues, cela avait été de sa part négligence plutôt que calcul.

Dans la semaine, elles touchèrent bientôt deux, deux et demi, puis trois dollars. Puis on sut partout que sur la concession de la Lorraine Gold, la foreuse avait ouvert une veine d’une richesse extraordinaire. Et comme le fonçage du puits était terminé, les travers-bancs plus qu’amorcés et le moulin en construction, on pouvait espérer le premier dividende dans un an.

Une telle nouvelle rasséréna Garneau. Ce n’était pas sans besoin. La réussite de ce placement de fantaisie lui donnait une joie que de longtemps il n’avait goûtée. Il y trouvait surtout le regain d’une confiance en lui-même qui graduellement était allée s’amenuisant. Enfin la perspective d’un supplément de revenu arrivait à point. Car ses rentes, il ne les toucherait que dans plusieurs années. Il n’avait, en attendant, que le revenu des valeurs qui lui restaient ; et pour financer l’organisation de la Garneau Fire Pump Company — aujourd’hui dormante — il lui avait fallu entamer sérieusement son capital liquide. De sorte qu’il se trouvait dans cette situation paradoxale que sa fille, surtout depuis la vente de la maison de la rue Pratt, était plus riche que lui. Et si la Lorraine Gold tenait ses promesses !… Quoi qu’il en fût, Jocelyne laissait à son père la libre administration de ce qui était son bien à elle.

Les nouvelles de Lionel étaient rares : deux ou trois fois par année, une carte postale ; pour le nouvel An, une courte lettre généralement en retard. Sa situation ne s’était point améliorée. Il était maintenant chauffeur à Philadelphie et changeait souvent d’adresse. Il ne laissait cependant pas voir qu’il fût mal content de son lot et acceptait apparemment sans révolte sa médiocrité.

Instinctivement, Garneau écartait de sa pensée l’image décevante de son fils. Celle-là aussi. Il arrivait néanmoins qu’une circonstance dont il ne s’était point méfié la fit surgir. Chaque fois, par exemple, qu’il prenait un taxi. Assis sur la banquette arrière, il avait alors devant les yeux un dos banal dans le veston bleu marine élimé, des oreilles qui se dessinaient démesurément à contre-jour, une nuque négligée sous la casquette d’uniforme. Le visage qui lui était ainsi caché, n’était-ce pas celui de son fils ? Quand à la fin de la course le chauffeur se retournait, c’était pour Garneau