Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/295

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE PREMIER


LES  voitures  du boulanger et du crémier montaient chaque jour jusqu’à la maison ; et même celle du boucher, deux fois la semaine. Les deux dernières fraîches et brillantes, à la mode de la ville ; la première, une vieille auto toute déglinguée chargée de miches dont l’odeur se mêlait sur la route à celle du pétrole.

Pour les épiceries comme pour toutes les petites nécessités quotidiennes, il fallait descendre la côte et, tournant à droite, se rendre, passé l’agence postale, chez Jos. Sansfaçon. Rien, sauf la pompe à essence, ne distinguait sa boutique des maisons voisines. Elle était située au tournant de la route qui, à travers les pommiers dont c’est ici le royaume, descend vers Saint-Jean-Baptiste. On y trouvait des cigarettes, les journaux, des brosses à dents, des cartes postales, des clous, du sirop contre le rhume, des sécateurs, tout autant que des biscuits, des conserves et de la fleur de sarrazin.

Robert Garneau y allait sans plaisir. Il regrettait la ville où sur un coup de téléphone l’épicerie du coin livrait un paquet de cigarettes ou un pain de crème glacée. Mais pour sa fille c’était une petite joie, faite chaque fois différente et nouvelle par les nuages chaque fois différents, par les fleurs nouvelles du chemin, par un oiseau pour elle inconnu.

La pente descendue, on laissait à gauche la maison recouverte de tôle décolorée, mais aux fenêtres rajeunies de rideaux à pois, des Gladu. On ne voyait jamais mademoiselle Gladu. Elle ne sortait guère de la cuisine que pour aérer, les dimanches et fêtes, à l’occasion de la messe, son chapeau et sa collerette fin de siècle. On n’apercevait que rarement Odilon, son cadet, qui soignait à lui seul les trois cents pommiers du verger. Mais sauf quand il pleuvait, on voyait toujours le père Gladu.

Assis dans sa berceuse sur le perron bas, brandissant sur la pique de son corps desséché sa tête ratatinée par l’âge et le vent, il regardait obstinément devant lui de ses yeux que la chassie rétrécissait sans réussir à les éteindre. Entre les plates-bandes de pivoines et de boules-de-neige mêlées, il restait là à cœur de jour, aussi immobile qu’un épouvantail, insensible en apparence au passage des heures et, semblait-il, des années même ; mais en fait conscient de chaque passant, du mouvement de la moindre fauvette et jusque de l’éclatement muet des bourgeons.

— 291 —