Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
HÉLÈNE ET MICHEL

À ce point, Michel entendit un appel. Il venait d’en face et la voix en passant par-dessus le fossé de la rivière se faisait étrangement ailée. À mi-côte, dans la nappe verte des broussailles, dans un coin où il y avait une talle de framboisiers sauvages, une ocelle bleue couronnée de roux en quoi il reconnut Marie-Claire Froment. Une main en porte-voix, l’autre sur les yeux pour se garer du soleil, elle lui lançait un appel amical.

S’il se fût levé en agitant la main, elle lui eût répondu par des gestes enthousiastes ; ils se fussent ainsi télégraphié par-dessus l’abîme de la rivière, comme ils le faisaient chaque jour. Michel eût pu emprunter aussi le bachot du voisin et passer sur l’autre rive ; ou encore marcher jusqu’à la passerelle qui par delà le passage à niveau chevauchait la rivière en se balançant de façon si plaisante sur ses câbles rouillés. Mais ce jour-là Michel ne se sentait point amical ; et la tendresse enfantine de Marie-Claire lui était infiniment plus distante que la rive opposée. Il se laissa doucement couler sur le dos, pour disparaître dans l’herbe haute dont la senteur un peu âcre lui devint sensible quand il l’eut écrasée du poids de son corps. Les yeux levés, il regarda pensivement l’azur qui filtrait à travers les branches noueuses et biscornues du cerisier sauvage. Il sentit une écume amère s’accumuler en lui. Une dureté qu’il ne se connaissait point lui donna soudain l’impression d’avoir subitement vieilli.