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LES ANTIPODES

encore l’âge où l’on sait le bonheur tout près, juste par-delà l’horizon prochain dont il suffira de franchir le seuil pour cueillir librement la gerbe. Dans un an elle hériterait sa part de bonheur humain, cette part dont elle croyait encore qu’elle n’était refusée à personne. Dans un an Adrien serait à elle ; elle serait à Adrien. Ils habiteraient ensemble cette maison qu’elle paraît en pensant à eux deux. Ils y connaîtraient des jours lumineux, indéfiniment jeunes ; et des nuits douces d’où naîtraient leurs enfants. Adrien écrirait. Ils seraient heureux, pleinement.

C’est cette anticipation qui lui faisait le regard clair et droit, les lèvres souriantes, les gestes précis et volontaires, la démarche pleine. Et cette confiance heureuse rayonnant autour d’elle descendait tangiblement sur tout et sur tous en une rosée de douceur.

Au hasard d’une promenade, elle avait cueilli un chaton gris, bâtard d’angora et de gouttière. Il avait été baptisé Zuzu. Elle parlait aussi du chien qu’elle achèterait bientôt ; des poules qui lui pondraient des œufs frais ; de la chèvre qui brouterait au piquet et lui fournirait du lait pour son café du matin. Enfin elle avait presque adopté la demi-douzaine d’enfants du fermier voisin qui habitait une maison étroite à mi-côte. Quand elle passait dans sa voiture, s’il pleuvait c’était dans les fenêtres une volée de menottes qui lui disaient bonjour. Et s’il faisait beau, elle était arrêtée par toute cette ribambelle de petits museaux barbouillés à qui elle distribuait des suçons qu’ils attaquaient avec sérieux. Elle avait aussi adopté les tamias, les suisses au dos si joliment rayé qui hantent les clôtures de pierraille. Assise dans le curieux fauteuil de pierre que des forces millénaires lui avaient patiemment creusé dans une masse de gneiss, elle attendait que, de moins en moins sauvages, ses charmants amis vinssent presque dans sa main chercher les cacahuètes qu’ils mangeaient ensuite goulûment, sous le parasol dressé de leur large queue. Le seul voisin auquel Jocelyne ne pouvait se faire était la couleuvre zébrée de jaune qui aux jours de chaleur dormait paresseusement près du vieux puits.

— Tu sais papa, j’ai beau essayer de me surmonter, je n’arrive pas ! Je sais bien pourtant qu’elle n’est pas méchante. Et elle est belle. Je me suis forcée l’autre jour à la regarder. Elle est longue comme mon bras…

— Tu n’exagères pas un peu ?…

— Non ! Je t’assure. Comme ça… Tout son dos est marqué de zigzags jaunes et verts. Ça m’a donné une idée pour les tentures de la salle.

Maintenant qu’il n’avait sous les yeux que sa fille, Garneau regardait avec une curiosité surprise cet être qu’il avait négligé et si mal connu. Il s’en fallait qu’il la comprît. Dans ce sourire toujours prêt à fleurir, quelque chose lui échappait. De ce ruisseau de bonheur qui courait sous ses yeux, il ne pouvait saisir la source. Comment Jocelyne pouvait-elle être heureuse