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LE POIDS DU JOUR

Pendant ce temps, Jocelyne courait rangs et villages, jusqu’à La Présentation et Saint-Antoine-sur-Richelieu. Avec la passion d’un prospecteur affamé d’or, elle cherchait les paysanneries dont elle voulait orner sa maison. Après la mode de l’archaïque, commençait à se répandre celle de l’artisanat. On lui signalait des veuves à lunettes qui au fond d’un canton perdu fabriquaient encore des catalognes aux couleurs vives dont elle couvrirait ses parquets. Elle frappait aux portes soupçonneuses de vieilles filles qui étalaient, sur la table soigneusement encaustiquée du salon glacial, des séries de napperons à jours. Elle avait découvert un orphelinat où des fillettes confectionnaient des dessus de fauteuils en point-de-croix. Et un Cercle de Fermières dont la directrice, révolutionnaire, avait fait dessiner, pour des tentures en toile du pays, des cartons fleuris de salicaires et de roseaux. Non certes qu’elle voulût faire de sa maisonnette un musée paysan avec poêle à trois ponts, moule à chandelle, horloge à mouvement de bois, chaises à fond de corde et buffet grossièrement travaillé au couteau de poche. Non. Mais elle voulait que sa maison fût gaie, haute en couleurs, et qu’elle ne fût point meublée des produits baroques faits en série à Grand Rapids, Michigan.

Du sanatorium où il conquérait lentement la santé à force de patience et d’air pur, Adrien Léger l’aidait. Les lettres de son amie lui arrivaient gonflées d’échantillons sur lesquels, par retour du courrier, il donnait gravement son avis. Il vivait ainsi un peu la vie de Jocelyne et cela plus que les remèdes, plus peut-être que l’air pur, le tonifiait. Car cela, c’était l’espoir. Cela, c’était demain. Leur maison. Leur vie.

Malgré l’absence de son ami, ou plutôt de son fiancé secret, la jeune fille était heureuse. Ne s’arrêtant point à l’idée de l’absence, de la séparation, pas plus que lui elle ne vivait dans le moment actuel. Debout sur le présent, elle tenait les yeux fixés sur la rive au delà. Dans quelques semaines, quelques mois tout au plus, ce serait le retour, la réunion. Elle tenait de son père une invincible propension à l’optimisme. Mais son optimisme à elle était lumineux et rose, quand celui de son père avait toujours été gris et sombre. Ce qu’elle voulait, c’était une victoire ; une victoire inéluctable sur un destin qui favorablement se laisserait plier à son désir. Ce que son père voulait, lui, dans son optimisme singulier et dur, c’était la défaite des destins contraires.

À vingt-trois ans presque femme de corps, femme à qui ne manquait encore que le double couronnement du don de soi-même et de la maternité, Jocelyne gardait un visage doux, des cheveux d’ambre clair et des yeux pâles tels des lys d’eau sur un lac matinal. Son rire était vif comme les sonnailles d’hiver. L’esprit mûri par le départ de sa mère, n’ayant jamais eu de sœur sur qui se pencher pour s’appuyer ou pour consoler, elle vivait