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LE POIDS DU JOUR

que dans le succès des autres. Et jamais jusqu’ici il n’avait eu à douter de la valeur de sa formule. Il avait été dur. Cela lui avait réussi. Vraiment ?

Pour la première fois, il lui arrivait non pas de douter, mais de s’étonner. Cette fortune qu’il avait un moment tenue et dont déjà, par accoutumance, il perdait graduellement conscience, cette fortune se révélait à l’usage singulièrement maigre et fragile. Cette volonté sienne qui avait su triompher du hasard, des choses, des hommes, de lui-même, n’avait plus désormais sur quoi s’exercer. Autour de lui on ne parlait que contrats, munitions, exportations, navires, commissions. Les conciliabules se multipliaient dans les grandes hôtelleries entre politiciens et hommes d’affaires. Le train d’Ottawa débordait.

Mais pour Garneau, cette fois, il n’y aurait rien. Il avait depuis trop longtemps négligé ses relations politiques. Des hommes nouveaux, inconnus de lui et plus jeunes, avaient en main les commandes. Dans un monde facilement oublieux, il avait commis l’impardonnable faute de se laisser oublier. Qu’eût-il tenté d’ailleurs, puisqu’il n’avait plus l’outil indispensable, son usine ?

Son usine ! il fallait voir ce qu’en avaient fait les nouveaux propriétaires. N’y produisait-on pas déjà vingt moteurs par jour ; et dans trois mois, deux cents !

Pendant quelques jours toutefois, une affaire occupa son esprit, autrement désœuvrée. Il vendit, et avec un profit substantiel, la maison de la rue Pratt. En vérité, ni le père, ni la fille n’y étaient fort attachés.

Aussi bien, avec les déménagements fréquents la maison n’est-elle guère aujourd’hui qu’un lieu de passage, une forme d’auberge individuelle dont elle a le temporaire et l’absence de familiale intimité. Les esprits domestiques ne s’attachent plus à ces murs qui en vingt ans voient passer comme un kaléidoscope une demi-douzaine de familles différentes. Les Garneau avaient eux-mêmes habité ce pavillon moins de dix ans. Au père, qui fuyait les rappels sentimentaux, il ne rappelait que l’absence de Lionel et ses équipées. Quant à Jocelyne, inclinée par son âge vers un avenir promis à la joie, elle en voulait naïvement à cette maison de ce que sa mère l’eût si longtemps désirée et à peine connue. Bien grande enfin pour ces deux seuls, le père et l’enfant, elle le paraissait d’autant plus que la jeune fille cherchait obstinément à convertir son père à son idée fixe : habiter la campagne pour de bon.

L’offre qu’on leur fit était alléchante. Garneau, avisé, commença par refuser. Mais l’acheteur, ancien marchand de coupons devenu fournisseur de couvertures pour l’armée, était mordu de l’idée d’habiter Outremont. Il força le prix, le doubla presque. Garneau, d’accord avec Jocelyne consentit et conclut.