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LE POIDS DU JOUR

pointe mousse et bonasse ; le front dégagé haut, se perdant insensiblement dans les cheveux raréfiés, d’un noir que l’argent de l’âge et du travail adoucissait. Michel voyait surtout les mains qui en ce moment caressaient doucement, tendrement presque, une branche de chatons de saule ; deux mains brunies, calleuses, aux ongles carrés et ternis ; mais étonnamment longues et déliées. Il se rendit compte aussi, pour la première fois, que jamais ces mains-là ne s’étaient levées sur lui pour le châtier. Une vague reconnaissance et une espèce de remords imprévu montèrent en lui, ainsi qu’un désir confus de rapprochement, de père à fils, mais aussi d’homme à homme.

— Sais-tu, Michel, que serre-frein on est pas si mal. Ça fait bientôt dix-huit ans que je travaille pour le C. P. R. Les gages sont pas gros ; mais c’est à l’année. Puis au bout de trente ans, on a une pension ; on fait ce qu’on veut. On ne fait plus rien.

Trente ans. Trente ans ! pensa Michel. Comment peut-on attendre ainsi toute sa vie, attendre d’être un vieillard pour vivre librement, pour rejeter le faix du travail insipide et quotidien qu’on accepte pour un temps parce qu’il faut bien manger, il le comprenait maintenant ; mais dont on attend avec impatience que la fin de l’étape permette de le jeter bas pour enfin se redresser en carrant les épaules dans l’air allégé ? Le travail qui n’était point, qui ne pouvait être la vie, cette vie dont il espérait tant.

— J’en ai parlé au chef de gare, continuait son père ; il m’a dit que dans quelques années il pourrait te prendre. En attendant, tu travaillerais à l’hôtel chez Gendreau. Pour ce qui est du C. P. R. je pense que tu peux compter dessus.

Et sans attendre la réponse qui d’ailleurs ne venait point, il se leva en s’appuyant sur la tête de son fils et remonta vers la maison.

Michel resta un moment immobile, oubliant son violon qui dormait sur ses genoux. Ses yeux descendirent vers la rivière. Paisible, elle glissait sans bruit et sans heurt, docile à ses rives qui dirigeaient vers la bouche du lac le cours jamais pressé de ses eaux. Des billes de bois naviguaient obliquement sans résistance et sans effort, filant vers la scierie prochaine. L’enfant se prit à envier toutes ces choses mobiles et calmes dont la course fatale ne rencontrait aucun obstacle.

Par delà la rivière, sur la berge opposée, un peu en contrebas, il voyait d’ici la maison de brique des Froment, avec le gros saule bancroche et feuillu qui éclipsait la moitié de la façade. Cela vivait, tout alentour. Il reconnut la chemise rouge de Jean-Baptiste, l’aîné, qui s’affairait autour du four à savon. Il y avait à ses côtés une boule noire qui avait l’air du chaudron et qui n’était autre que madame Froment.