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LES ANTIPODES

Pour la première fois, Garneau le regret d’hier et un peu la crainte de demain. L’autre guerre, celle de 1914, il l’avait connue. N’avait-il pas offert volontairement ses services, et dès les premières semaines, comme il ne manquait point de le rappeler à l’occasion ? Après quoi il avait fabriqué des obus.

Il revit son usine de jadis. Les mille employés jour et nuit penchés sur les machines bourdonnantes pondant en série les obus trapus et beaux, à l’ogive aiguë comme un dard, à la coque brillante à l’œil, douce à la main.

Voilà donc pourquoi la vente de son usine avait été si rapidement bâclée, sans marchandage ! C’était apparemment que, une fois de plus, une fois de trop peut-être, l’Europe allait jouer au terrible jeu de Mars et se jeter aveuglément dans les mains des Furies. La British Motors !… Eux savaient !…

Pendant des jours, Robert fut d’une humeur taciturne et mauvaise. Ainsi donc, il avait été joué. Advenant la guerre, quels bénéfices n’eût-il pas fait ! Comment avait-il pu à ce point manquer de flair ?

Mais lorsque les dés furent jetés, c’est un nombre heureux qui sortit. Munich. Un vent pacifique passa sur le monde crispé.

Garneau eut un soupir de joie. Il ne pensa point que l’humanité entière avait failli choir dans l’abîme. Il ne songea même pas que son fils eût pu être entraîné dans le tourbillon comme tous ceux de sa génération. Simplement, il se félicita intérieurement d’avoir vendu son usine. Contre la British Motors, contre ses amis, contre le monde entier, c’était lui qui avait eu raison.

Il pouvait désormais s’intéresser à sa nouvelle entreprise. Les essais de la machine avaient donné de bons résultats. Tout l’automne fut occupé à l’organisation de la Société, puis à l’installation d’un atelier petit mais bien outillé où l’on pourrait fabriquer les pompes. À moins que les compagnies rivales ne songeassent à faire l’acquisition des nouveaux brevets.

Quant à VanHegebeke, il était parti lors de l’alarme générale. D’ailleurs, il s’était depuis quelque temps plutôt désintéressé de sa nouvelle invention, preuve qu’elle était au point. Son esprit instable était désormais tourné vers une nouvelle trouvaille, un ascenseur domestique. Il avait été fort raisonnable ; et les deux compères, Garneau et Leblanc, ne pouvaient en parler sans échanger un sourire de congratulations mutuelles. Au lieu de parts dans la nouvelle société, il avait cédé à Garneau tous ses droits contre quelques milliers de dollars.

Mais il fallait aussi s’occuper de cette maison de Saint-Hilaire que Jocelyne avait tant à cœur. Les réparations à peu près terminées, la masure était devenue une maisonnette charmante, en pierre des champs pour le rez-de-chaussée, de cèdre doré pour l’étage. Tout avait été fait au