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CHAPITRE

XIII


PENDANT longtemps, Garneau se retint d’aller du côté de Saint-Laurent, près de cette usine où, des années durant, chaque matin l’avait régulièrement ramené. Cela l’eût gêné qu’on le rencontrât dans cette promenade nostalgique et que l’on pût en deviner la raison sentimentale. Et, surtout, d’être désormais sans importance en ce lieu où si longtemps il avait régné lui eût été assurément désagréable.

Un jour cependant qu’une course l’avait conduit de ce côté, il ne put tenir.

Le changement et l’activité qu’il y trouva le surprirent. Jusque dans la façade, qu’y avait-il de si changé qu’elle lui parût à ce point étrangère ? Il lui fallut un bon moment pour qu’il se rendît compte. La vieille affiche de la St Lawrence Corporation avait disparu, évidemment. À sa place, tout neuf encore, un immense panneau annonçait : British Motor Works (Montreal Division). Des bâtiments nouveaux, tentaculaires, avaient été ajoutés aux anciens qui de ce fait semblaient diminués et désormais sans valeur. Une haute clôture de barbelés entourait le terrain ; contre quoi ? grand Dieu ! De ce qui jadis était ses bureaux on avait fait un poste de réception des marchandises.

Et ce n’était point fini. À l’arrière-plan, des pelles mécaniques mordaient violemment le sol pour préparer de nouvelles fondations. En procession ininterrompue, les camions venaient sans s’arrêter présenter de justesse leur ventre béant pour recevoir le contenu des pelles.

Visiblement l’atelier n’était point encore en production bien que les vieux bâtiments fussent occupés. Mais les branches de l’épi étaient encombrées de wagons plats où, sous des bâches, d’énormes machines attendaient impatiemment les déchargeurs. Il s’étonna.

Bien qu’il suivît dans les journaux, comme tout le monde, la marche en apparence catastrophique des événements internationaux, Garneau ne pouvait croire en l’imminence d’un nouveau conflit. Il se rappelait ’14, les enthousiasmes, puis les déceptions. Et les suites douloureuses, interminables. Se pouvait il que les hommes n’eussent rien appris, n’eussent rien retenu ? Certes, pour lui, loin d’en souffrir personnellement c’est là qu’il avait commencé sa fortune actuelle. Il ne pouvait néanmoins oublier les

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