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LE POIDS DU JOUR

de talent ni de science véritable. D’une curiosité toujours en éveil, connaissant tout, il ne pouvait apercevoir une mécanique sans aussitôt y trouver des manques ; d’où son imagination partait à la recherche de modifications ingénieuses mais point toujours réalisables ni réellement utiles. Mathieu VanHegebeke avait apparemment passé sa vie à découvrir tout sauf le moyen de faire fortune.

— Sais-tu, Garneau, qui est le véritable inventeur du moteur à haute compression ? C’est lui, VanHegebeke. Et qui a eu l’idée du zipper ? Encore VanHegebeke. Des inventions, des patentes, il en fait à la douzaine.

— Mais comment est-ce qu’il se fait, dans ce cas-là, qu’il ne soit pas archi-millionnaire ? Parce que, enfin, il n’a pas le sou !

— Bien simple ! Il ne connaît rien, mais rien de rien aux affaires. Du moment qu’une chose est inventée, ça ne l’intéresse plus. Il vend son idée au premier venu. Pour n’importe quoi. Pour avoir de quoi chercher autre chose. Ceux qui font de l’argent avec, c’est les autres. Cette fois-ci, pourquoi est-ce que ça ne serait pas un Garneau et un Leblanc ?… Si ça t’intéresse. À moins que tu aies décidé de vivre de tes rentes, espèce de richard.

— Alors, tu penses qu’il y a vraiment quelque chose de sérieux dans cette affaire de pompe ?

La dernière idée de VanHegebeke était une application de la turbine à une pompe à incendie de principe nouveau. Il était déjà en instance de brevet pour le Canada et les États-Unis. Leblanc passait dans la chambre de l’inventeur toutes ses heures de liberté. Il le surveillait et ne le quittait à peu près plus dans la crainte que lui mît la main dessus un concurrent dont l’homme avait avoué qu’il y avait plusieurs. Il pouvait de la sorte donner à Garneau des explications techniques qui l’intriguaient et ne manquaient point de l’impressionner quelque peu. Un beau jour enfin, il lui avait amené l’individu.

C’était une espèce de lutteur au crâne tondu et à la nuque boudinée, aux joues replètes d’où jaillissait à l’improviste un nez curieusement tranchant dont l’étrave fendait l’air et les objections. Il parlait français avec un accent tudesque et anglais avec un accent écossais. Taciturne, il dînait sans mot dire, répondant à peine, mangeant comme un défoncé, la serviette au cou et la fourchette menaçante, absorbé et marmottant ; puis subitement, alors qu’on ne lui demandait plus rien, élevant une voix de fausset et se lançant dans des considérations mécaniques qu’il illustrait de dessins sur la nappe. Comme il les faisait au crayon indélébile, la fidèle Marie-Ange le voyait arriver chaque fois avec épouvante. Si Leblanc ou Garneau lui posaient quelque objection, il se mettait à suçoter aigrement son chicot de crayon, si bien qu’il sortait de table les lèvres violettes