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LE POIDS DU JOUR

— Je n’en sais rien, papa. Pas plus que toi. Sa voix chantait le plaisir d’aller ainsi vers l’inconnu, vers un inconnu que, à cause de son âge, elle ne pouvait supposer qu’agréable. Je n’en sais rien. Mais n’est-ce pas que c’est épatant !

On montait difficilement dans une espèce de couloir étroit. Les murs, de chaque côté, étaient de feuilles et de fruits. Si près en vérité que, à la faveur d’un écart, Garneau put en passant cueillir une pomme à même la branche tendue vers lui.

Tout en haut, le chemin butait sur une masure entourée de bâtiments piteux. Et les constructions des hommes, ternes et croulantes, paraissaient plus tristes encore à côté du luxe débordant de la féconde nature. Là aussi il y avait un vieil homme, entouré d’enfants et apparemment de petits-enfants.

La tête hors de la portière, Jocelyne hésitait sur la prochaine manœuvre et se demandait même comment elle se tirerait de cette impasse. Sans bouger de sa chaise, le paysan l’interpella :

— Vous voulez-t’y des pommes ? De la belle Macintosh ? ou bien de la Fameuse ? de la Wealthy ?

De la main qui tenait la pipe, il indiquait près de lui quelques mannes chichement remplies de fruits écarlates.

Cette fois, d’un geste décidé Jocelyne mit le frein et descendit de voiture. Elle avait, semblait-il, trouvé ce que instinctivement elle cherchait. Le pittoresque et du lieu et de l’homme déjà l’avait séduite. Ce coin l’amusait, cette montée en cul-de-sac plantée au flanc de la montagne, et qui débouchant dans une mer de pommiers en fruit, ne menait nulle part. Elle en avait la voix joyeuse, les yeux lumineux, le visage vivifié par la pureté, la légèreté d’un air nouveau ; et par le silence qui s’était établi, parfait, après le claquement lourd des portières.

— Que c’est calme ici ! s’exclama Adrien.

On acheta des pommes. Léger s’était mis à causer avec le bonhomme pendant que l’un des fils plaçait dans la caisse arrière de l’auto les deux mannes de fruits. Jocelyne était disparue ; sans doute à la recherche du paysage.

— Voulez-vous en voir, des pommes ? offrit le pomiculteur.

L’argent l’avait mis d’humeur aimable. Il fit entrer les deux visiteurs dans la resserre où les barils étaient entassés les uns sur les autres dans une mare de pommes en vrac. L’odeur aigre-douce prenait à la gorge. Puis on but un verre de cidre, d’une cruche que l’un des jeunes était allé tirer du puits où on la gardait à fraîchir.

— Papa !… Adrien !…

L’appel de Jocelyne leur arriva, à ce point tendu que tous deux se précipitèrent au dehors :