Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
255
LES ANTIPODES

petitesse des champs. Car il n’y avait point de grandes exploitations mais bien des vergers de quelques centaines d’arbres, biens familiaux dont de père en fils vivaient les Saint-Georges, les Auclair et les Cardinal de la montagne.

La cueillette des fruits d’automne commençait à peine. Chargés à plier de Macintosh et de Fameuses rubicondes, les pommiers semblaient de véritables arbres de Noël. Devant chaque maison, le dimanche avait rassemblé les familles et les amis. Les enfants dansaient des rondes ; mais les parents se balançaient bien sagement sur les berceuses à côté de l’étalage en plein vent dont les fruits, soigneusement frottés pour leur donner du lustre, appâtaient les promeneurs de la ville.

— En voilà, des pommes, Jocelyne. Tu ne t’arrêtes pas ?

— Oh ! rien ne presse. Un peu plus loin.

Accrochés à flanc de pente, presque en corniche, la route sinuait avec fantaisie, sans autre prétexte que de frôler une maison fleurie de géraniums ou d’éviter un vieux pommier encore chargé malgré son grand âge et sa décrépitude. Du sommet des buttes qu’enjambait le chemin, le regard fuyait à l’improviste vers la plaine en contre-bas.

Une fourche les arrêta. Sur la galerie ouverte d’une espèce de restaurant un groupe de jeunes flânaient.

— Qu’est-ce que c’est, ici ? demanda Adrien Léger.

— Ici ? C’est Mont-Saint-Hilaire. Où voulez-vous aller ?

Voyant une jolie blonde, l’informateur, un solide garçon aux yeux vifs, s’approcha de l’auto.

— Nous nous promenons… Et tout droit, où est-ce que ça mène ?

— Nulle part. Vous vous trouvez à faire un détour pour retomber plus bas dans le même chemin.

— Merci !… Tout droit ? proposa Léger à Jocelyne.

Celle-ci, pour toute réponse, remit la voiture en marche et s’engagea résolument dans le chemin gravelé. Des érables rugueux fermaient au-dessus une voûte opaque. À droite était une maison carrée, en pierre noire des champs, noble d’âge et d’apparence, solidement assise entre son potager tiré au cordeau et le verger dont les branches généreuses touchaient terre en arceaux gracieux. Quelques pieds plus loin, sur la gauche, s’offrit une montée. Sans hésitation, Jocelyne changea de vitesse et s’y engagea.

— Eh !… Où diable nous mènes-tu ? demanda Garneau, à la fois amusé et surpris. Tu vois bien, Jocelyne, que ce chemin ne mène nulle part.

Que l’on marchât ainsi à l’aventure et non point vers un but déterminé à l’avance lui semblait extraordinaire.