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LE POIDS DU JOUR

soleil même se faisait son complice ce jour-là. Entrant à pleines baies dans la salle à manger, jetant de l’or sur le tapis et du feu sur les cristaux du buffet, il invitait à l’évasion.

— Mais où est-ce que tu veux m’amener ?

— Dehors ! Ailleurs ! Au grand air ! Adrien doit être ici à une heure et quart. Nous pensions aller chercher des pommes du côté de Rougemont.

Le père s’était laissé gagner. Les deux jeunes gens avaient pris place à l’avant, Jocelyne au volant. Seul sur le siège arrière, Garneau tantôt s’accoudait pour participer à la conversation, tantôt se laissait aller sur les coussins confortables de sa Dodge qui ronflait de la joie de rouler sans arrêts sur l’asphalte. Il avait ainsi sous les yeux le ruban de la route, bloquée partiellement par la nuque tondue de Jean et par les cheveux flottants, dorés comme le jour, de Jocelyne. Il s’abandonnait avec un sentiment de détente dont il goûtait le plaisir pour lui si rare.

Franchi le pont Jacques-Cartier et traversé Longueuil, on prit la montée sans pittoresque qui pointe vers Chambly. La grande ville encore trop prochaine encombrait la voie de promeneurs échappés comme eux à la banalité des rues. Le voisinage de l’aéroport de Saint-Hubert remplissait le ciel d’un bourdon continu et profond. De temps à autre, brutalement, un vrombissement éclatait au-dessus. Instinctivement, tous baissaient la tête. Tendu par l’effort qui l’arrachait au sol, les ailes raidies pour agripper l’azur, un avion en partance rasait les arbres et les toits avant de prendre son essor et de planer noblement.

— Si nous passions par Belœil ? proposa Adrien. Ça ne vous fait rien, monsieur Garneau ?

— Ça ne fait rien, Adrien. Aujourd’hui je me laisse conduire.

Tournant à gauche, l’auto suivit à travers les champs aux clôtures fuyantes un chemin qui, semblable à un escalier posé à plat, s’en allait en zigzag et comme à regret vers l’inconnu. À gauche, la montagne de Saint-Bruno étalait sa pente douce percée d’un unique clocher et au pied garni d’une rangée de peupliers raides comme des bannières. Au fond la masse bleutée du grand mont Saint-Hilaire barrait l’horizon où elle dessinait curieusement la forme d’un éléphant à la tête obtuse et à la croupe monstrueuse.

Après le bac du Richelieu on longea les restes du parc seigneurial ; puis, derrière sa haie de cèdre et sa pelouse parfaite, le petit château vaguement Tudor des Campbell. Enfin l’on s’engagea dans la montée qui par le hameau de Mont-Saint-Hilaire conduit à Saint-Jean-Baptiste.

Sitôt après la traverse du chemin de fer commençait le royaume des pommiers. Ils étaient là, innombrables, alignés comme à la parade, ou plutôt comme les pièces d’un échiquier, en quinconces restreints par la