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LE POIDS DU JOUR

Comme il était curieux, ce prestige que chez les Canadiens français gardait la royauté.

— Tu as vu les massacres de Barcelone et de… d’ailleurs, continuait Garneau. Moi, j’ai pour mon dire que l’on devrait carrément aider Franco à mettre de l’ordre, au lieu de lui mettre tout le temps des bâtons dans les roues.

Un bruit léger rappela la présence de Jocelyne. Elle avait laissé tomber une aiguille de son tricot. Galant par habitude, Leblanc se précipita pour la lui ramasser.

— Et toi, Jocelyne ? demanda-t-il d’un ton plaisant, du ton d’un vieil oncle qui taquine sa nièce enfant. Qu’est-ce que tu penses des affaires d’Espagne ?

Sans le quitter des mains, elle posa sur ses genoux le tricot auquel elle travaillait et leva les yeux. Leblanc s’attendait à un regard de petite fille ; il fut surpris de trouver dans ses yeux clairs un regard de femme. Et parce qu’il s’y connaissait en femmes, il attendit d’elle une tout autre réponse que celle à laquelle tout à l’heure il n’avait pas même eu l’intention de prêter l’oreille. Quelque chose l’avertissait que ce qu’il avait devant lui était non pas un cahier aux pages blanches, mais plutôt un livre aux pages que personne encore ne s’était donné la peine de découper et de lire. Il répéta, curieux cette fois :

— Alors, cette affaire d’Espagne, Jocelyne ? Est-ce que tes petits amis te laissent le temps de lire les nouvelles ? Qu’est-ce que tu en dis ?

Le père, d’avance, se mit à rire. Son rire se tut bientôt quand elle répondit, non sans hésitation :

— Oh ! monsieur Leblanc, cela ne me regarde pas. Une Canadienne… Une jeune fille… D’ailleurs… est-ce que cela regarde vraiment quelqu’un … à part les Espagnols eux-mêmes ? S’ils veulent la république, il me semble que c’est leur affaire à eux ! Pourquoi les empêcher. Ils sont chez eux. Qu’est-ce que vous diriez si les Espagnols venaient ici pour nous forcer à changer de gouvernement ? S’ils sont socialistes, je ne vois pas pourquoi les autres pays comme l’Italie ou même les États-Unis…

— Mais… mais… interrompit Garneau, bouche bée. Me voilà avec une fille communiste !

— Voyons, papa, tu sais bien que je ne suis pas communiste. Je suis une bonne catholique.

— Tu prends la part des révolutionnaires, à cette heure ?

— Mais, est-ce que vous croyez que les Espagnols, ceux du peuple, étaient bien heureux et vivaient bien ?

— Veux-tu me dire où tu as pris ces belles idées-là ?