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LES ANTIPODES

Aussi bien l’univers, cet univers qui lui paraissait fixé à jamais, changeait-il autour de lui. Sans qu’il s’en rendît compte, la jeunesse même du Canada français allait évoluant.

Le goût de la lecture, qui n’avait jamais été apparent, commençait de se répandre malgré la rareté et la pauvreté des bibliothèques. Une espèce d’agitation, précurseur du réveil imminent, mouvait l’homme endormi sur les bords du Saint-Laurent. Jusque-là ne rêvant que des gloires ancestrales, il avait vécu enveloppé dans le linceul du passé. Tandis que, depuis peu, les librairies dont il n’y avait pas une demi-douzaine pour un million d’esprits se multipliaient. Les générations de demain allaient prendre conscience du monde d’aujourd’hui.

Les journaux ne semblaient point intéresser Jocelyne. Elle ne jetait jamais les yeux sur ceux que son père apportait le soir : Presse, Devoir, Star, que pour y chercher l’annonce de fiançailles ou la page du cinéma. Aussi Garneau fut-il surpris d’entendre sa fille émettre des opinions personnelles ; et sur des faits qu’il eût cru fort éloignés de l’esprit d’une jeune fille de son milieu.

Avec Paul Leblanc, qu’il revoyait de temps à autre, il discutait un jour des événements courants et cette fois des faits de politique étrangère. Cela ne les eût guère intéressés, si de telles perturbations n’eussent pu avoir sur le commerce un retentissement fâcheux. La première page des journaux, d’ailleurs, était pleine de la guerre civile d’Espagne. Leblanc disait :

— Belle affaire que ce blocus ! J’ai un ami qui s’occupe justement d’importations. On est en train de le ruiner. Cela et les gens qui se sont mis en tête de ne rien acheter qui vienne du Japon, à cause des Chinois ; ou d’Italie, à cause de l’Abyssinie ; ou d’Allemagne, à cause de je ne sais qui…

— Qu’est-ce que tu veux, Paul ? Pour ce qui est des Chinois, je m’en moque. Et des Ethiopiens aussi. Mais en Espagne on ne peut tout de même pas laisser faire les anarchistes ! Tu as lu ce qu’ils font aux prêtres et aux bonnes sœurs.

— Oui. Mais si les Italiens et les Allemands viennent s’en mêler, et les Russes de l’autre côté, ça pourrait bien finir par une autre grande guerre.

— En tout cas, Paul, que les Allemands tombent sur le dos de la Russie, on va rire ! Heureusement que cette fois-là le Canada ne s’en mêlera pas. King et Lapointe l’ont assez dit. Ce n’est pas les conservateurs cette fois-ci qui sont au pouvoir !

— C’est vrai, Garneau, que les républicains espagnols sont effrayants. Pauvre Espagne. Pourquoi aussi ont-ils chassé le roi ?