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LES ANTIPODES

Il avait vieilli, certes, mais bellement. Ses tempes avaient grisonné aussi heureusement que celles d’un amant de théâtre. Il savait s’habiller de façon à donner l’illusion de la sveltesse. Les femmes devaient assurément, tout comme autrefois, lui jeter au passage un regard de côté ; et quelque chose devait tressaillir en elles quand elles voyaient s’avancer le dompteur charmant et subtil qu’il était resté.

— Qu’est-ce que tu fais donc, Paul, qu’on ne te voie jamais ? Il y a des siècles que tu ne t’es pas montré au Club Laurentien.

Leblanc sourit de toutes ses dents encore éclatantes et saines.

— Mon cher, j’attendais que le temps se mette au beau. Et ça s’en vient. Ça s’en vient. En attendant, j’aimais mieux ne pas trop venir de ce côté-ci…

Il faisait franchement allusion à l’affichage de son nom pour contributions en souffrance. Mais cela était maintenant effacé.

— Et qu’est-ce que tu mijotes maintenant ?

— Employé au gouvernement, comme toujours. Mais entre temps, je m’occupe un peu d’affaires.

— Des affaires de jupes ? demanda Knox, taquin.

— Ça, mon vieux, c’est plutôt le soir. Mais de vraies affaires. Justement Garneau, je pensais aller te voir. J’ai quelque chose…

— Qu’est-ce que c’est ?…

— Pas maintenant. Je passerai à ton bureau ou chez toi, t’en parler.

— C’est cela, tu viendras manger à la maison.

— Entendu. Je te téléphonerai.

Sans doute quelque combine. Mais savait-on jamais ? Leblanc n’était pas un bluffeur. Et il avait toujours eu des contacts extraordinaires.

***

Depuis quelques mois, Garneau avait pris en Jocelyne plus d’intérêt qu’il n’eût pensé jamais. Dans cet intérieur de la rue Pratt où le souvenir d’Hortense Garneau se faisait de moins en moins aigu, le père et la fille étaient désormais seuls, face à face à cette table familiale dont plus de la moitié désormais restait inoccupée. Il en était ainsi chaque matin et chaque soir. Quant au midi, il n’arrivait que très rarement à Robert de prendre le lunch chez lui. Presque toujours, son repas se résumait à un sandwich et une tasse de café avalés soit dans un petit restaurant des environs de l’usine, où il coudoyait ses ouvriers, soit sur le coin de son bureau même.

Le déjeuner du matin ne comptait point. Ils le prenaient bien tous deux en même temps. Mais abonné à la Gazette, Garneau la lisait en mangeant ses œufs et restait invisible derrière cet écran dressé. Si bien qu’au moment où il quittait la maison, Jocelyne pouvait lui dire d’un ton taquin :

— Bonjour, papa ! J’ai déjeuné avec toi, mais je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui. Comment vas-tu ?