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CHAPITRE

XV


AU  Cercle Laurentien où Garneau, de temps à autre, allait passer une heure ou deux, les habitués d’autrefois revenaient peu à peu. Il y manquait certes quelques visages. Certains autres lui étaient mal connus. Mais la « grand-table » de poker avait repris, à côté des tables de bridge, bien que les mises y fussent moins saisissantes qu’à l’époque héroïque d’avant la crise. On pariait encore lourdement sur les élections provinciales ou fédérales ainsi que sur les joutes de hockey.

Un soir, Garneau trouva là réunis plusieurs de ses amis de jadis. Le hasard seul pourtant avait provoqué cette conjoncture. Lui-même, Robert, y était venu comme il le faisait presque chaque fois que sa fille dînait en ville. Car il supportait mal d’être seul à la maison et plus mal encore d’être unique convive à cette table familiale qui est bien aujourd’hui, au lieu de l’âtre, le symbole même de la famille. N’était-ce pas autour d’elle que père, mère, enfants, et jusqu’aux petits-enfants, tenaient leurs seules assises collectives ? Pour la famille canadienne française, nombreuse et étroitement cimentée, les grands repas traditionnels, Pâques, Noël, jour de l’an, jour des Rois, sont encore les occasions rituelles où l’on communie dans le respect des traditions. Il avait eu la sienne, sa table solide de chêne ciré, animée par le carré familial : lui-même, Hortense, Lionel, Jocelyne ; et Marie-Ange allant et venant, dévouée comme une servante biblique. Tant que tous s’étaient ainsi quotidiennement retrouvés alentour, il n’avait point su connaître ce que cela, ce tableau banal et cent mille fois répété de maison en maison, représentait pour lui de placide et stable bonheur. Il savait aujourd’hui. Maintenant que du cercle brisé il ne restait plus que fragments, maintenant qu’Hortense et Lionel étaient disparus, il était le mutilé habitué à son infirmité mais pour qui chaque pas est une fatigue et un douloureux rappel.

D’Atlanta, les nouvelles étaient rares bien que relativement bonnes. Lionel écrivait occasionnellement une simple carte, sans détails. Si bien que, par moments, le père eût désiré pouvoir quitter Montréal où les affaires le retenaient pour aller s’enquérir lui-même et renouer un contact qu’il sentait s’amenuiser. Pour son fils il avait tout craint de l’isolement.

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