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LES ANTIPODES

profits pour lui. De passage à Montréal, il insistait cette fois pour voir Garneau sans retard à l’hôtel où il était descendu. La gravité de sa voix surprit Garneau. Il fut flatté que le ministre eut à ce point besoin de lui.

De cette entrevue il sortit bouleversé.

Lemercier l’avait mis au courant d’une affaire de contrebande de cigarettes américaines que venait de découvrir la gendarmerie. Or Lionel Garneau avait servi de chauffeur dans une — ou plusieurs — des expéditions nocturnes où, avec la complicité de douaniers, de pleins camions avaient franchi la frontière.

Robert n’avait rien dit. Cela n’expliquait que trop bien certaines absences récentes de son fils ; son air désinvolte ; l’argent de source inconnue qu’il semblait avoir. Les cigarettes américaines ? Mais Lionel en avait même offert à son père. Il avait les poches pleines de Camel et de Lucky Strike.

— Vous savez, Garneau, il vaudrait mieux que votre Lionel… s’absente quelque temps. Par amitié pour vous, cela m’ennuierait de voir votre nom sortir dans cette affaire.

— Évidemment. Évidemment.

— Je ne crois pas que l’affaire éclate dans les journaux avant quarante-huit heures. D’ici là il faut que vous gardiez le secret, le secret le plus absolu. Sans cela je ne réponds de rien.

— Bien sûr ! Merci, Lemercier, merci bien ! Je vais y voir.

Sur la place devant l’hôtel, Garneau s’arrêta un moment pour laisser le vent d’automne, qui brassait les dernières feuilles, apaiser la chaleur moite de son front. Les taxis guettaient les touristes. Les tramways passaient avec bruit. Des femmes jeunes et maquillées marchaient lentement en regardant à la dérobée les hommes seuls qui sortaient de l’hôtel. Non ! la vie continuait comme tous les jours.

Lorsque, en rentrant, le père appela son fils, il se trouva face à face non plus avec le jeune homme impatient et facilement rebelle qu’il connaissait, mais bien avec un pauvre enfant. Lionel savait déjà : un inspecteur de la gendarmerie s’était présenté dans l’après-midi et l’avait longuement interrogé. Il avait tout avoué.

— À quoi as-tu pensé, Lionel ! Es-tu fou ?

Mais le fils ne répondait rien, anéanti, écrasé dans son fauteuil, terrifié à l’idée du tribunal et de la prison, rongeant, comme un prisonnier déjà, ses doigts jaunis de nicotine.

— En tout cas, il faut trouver une solution. Qu’est-ce que tu veux faire ?

Muet de stupeur, l’autre se contenta de hausser des épaules pliées sous les coups du sort adverse. Tout cela lui avait paru si simple, si… si sportif.