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LES ANTIPODES

tirer, malgré la terrible dépression qui semblait toutefois avoir dépassé son creux. Il avait tenu, grâce au bas prix de la main-d’œuvre qui venait s’offrir sans condition. Mais Robert avait assez d’intuition pour se rendre compte qu’en affaires, demain serait à ceux qui auraient préparé les jours prospères. C’est pourquoi il cherchait une invention nouvelle, une modification ingénieuse qui convertissait le fourneau d’une banale cuisinière en marmite norvégienne, permettant ainsi une importante économie de combustible.

— Monsieur Garneau ?

Suivant l’habitude dont il avait été impossible de le guérir, J’Édouard avait poussé la porte ; après quoi, pour attirer l’attention, il heurtait la vitre de ses phalanges squelettiques.

— Qu’est-ce que c’est encore ?

— C’est un monsieur Maltais, Jean-Marie Maltais ; qu’il est insistant pour vous voir.

— Qu’il attende une minute.

Garneau finit posément sa lecture puis ferma le dossier et le rangea. Comme il se levait pour faire entrer le visiteur, ses yeux tombèrent sur le bouquet. Ses sourcils se froncèrent. Que penserait-on ? D’un geste irréfléchi il saisit l’offrande et l’allait jeter dans la corbeille à papiers : il lui répugnait que l’on vît dans son cabinet une telle manifestation de sensiblerie.

Mais son regard un instant s’arrêta sur le visage d’Hortense, sur ces traits à jamais fixés dans un calme sourire. Il regarda autour de lui Personne ne pouvait le voir. Il porta d’instinct les violettes à son visage pour y chercher un parfum inexistant. Puis il les rangea dans un tiroir de son bureau.

Partageant son temps entre l’usine et la maison Garneau ne trouvait de satisfaction complète dans l’une ni dans l’autre. Dans la première, maître de ses soixante employés, il devait apporter la volonté et la défiance d’un dompteur d’hommes. Puis rentré le soir dans son foyer, il s’y sentait périlleusement isolé, environné d’ombres suspectes qui le hantaient. Un moment il avait envisagé de se remarier. À quarante-six ans, cela lui eût été facile. Il y songeait encore parfois. Mais l’occasion qu’il ne cherchait point n’avait que peu de chances de se présenter. Maintenant qu’il était veuf, il fréquentait rarement les maisons de ses amis et ainsi ne rencontrait pas de femmes. Peu amateur de golf, il n’allait quasi plus au Club de la Grande-Baie. C’est à son Cercle qu’il passait souvent ses soirées à lire les journaux et discuter politique ou négoce.

Ses propres affaires se maintenaient. Elles reprenaient même quelque peu. Pourtant Garneau ne sentait pas sous lui les assises de la large et solide fortune qu’il visait encore. Il n’était même plus très sûr que la