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LE POIDS DU JOUR

Elle s’est arrêtée à cinq pas de lui, hésitant bien que, apparemment, par simple désœuvrement, sans but ni raison. Ses yeux sont vagues, ses gestes sans impatience. Il ne s’agit point de rendez-vous : pas une fois elle ne regarde les aiguilles qui maintenant se joignent. Robert en ressent une sorte de joie bizarre, méchante, en même temps qu’une petite pitié.

Elle est nu-tête, car il fait beau. Les cheveux, ces cheveux qu’elle avait beaux et vivants, sont coupés courts et frisottés par une permanente à bon marché ; ils sont ternes, sans vie et sans lumière, sans splendeur et sans jeunesse !… Fanés. Fanés comme elle. Fanés comme son sac de cuir usé, comme sa robe défraîchie, comme ses souliers déteints. Maintenant qu’il a retrouvé son assiette, Garneau, oubliant le péril d’une rencontre, la détaille avidement. Heureusement, le montant du pare-brise le masque. Ce sont les mêmes traits, bien que touchés, noyés par la pâte des années qui a coulé sur le visage : le nez à la pointe un peu retroussée, les yeux aux cils longs qui battent en ailes de papillon, le menton court. Et les lèvres, bulleuses, charnues. Mais tout cela quand il le compare à l’image collée dans l’album de son cœur n’est plus qu’une triste caricature. La peau des joues est fade, avec une plaque de rouge mal posée, mal fondue. Le front est rayé de lignes horizontales, comme une portée de musique. De part et d’autre du nez masculinisé par l’âge, deux plis font sur la bouche tombante un accent circonflexe qui l’accuse.

Georgette pousse un soupir profond qui soulève visiblement son corsage. Elle se retourne. Subitement, ses yeux se fixent sur Garneau.

Il sent sa respiration qui se barre dans sa poitrine. La voici qui fait un pas, les yeux toujours braqués sur lui… Puis, elle se retourne et part lentement. De dos, elle est étrangement lourde.

Il y a à son bas de soie une échelle et des reprises.

Elle ne l’a point reconnu.