Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/224

Cette page a été validée par deux contributeurs.
220
LE POIDS DU JOUR

Maintenant qu’il avait décidé de faire en auto ce voyage, il en venait à Garneau une impatience mêlée de crainte. Il avait même rêvé qu’il passait seul, à pied, au milieu de la rue Principale tandis que, de chaque côté, immobiles et muets comme pour la Fête-Dieu, la foule des spectres sans visage formaient une double haie. Mais, en même temps, il n’y pouvait songer à l’avance sans cette attirance magique et inquiétante qui fait le voyageur toucher du pied la marge extrême du précipice et s’y pencher avidement.

— Va moins vite, Lionel.

Il ne reconnut point les abords du village devenu ville. D’ailleurs on n’y accédait plus par le chemin sinueux qui autrefois venait de Maskinongé et dont chacun des passages à niveau rappelait une tragédie. La nouvelle route était toute droite. Dès l’amorce de l’embranchement qui monte vers Sainte-Ursule, ce n’étaient que garages, débits, maisons à étage et aux longues galeries extérieures superposées. Où donc était la Petite Rivière du Loup ? Supprimée, apparemment. Disparue, comme la boutique de « Bébé » Legendre que remplaçait un poste d’essence en forme de chalet suisse. Mais non ! La voilà, la rivière, ou plutôt le ruisseau, plus maigre encore que ne la faisait son souvenir. Et canalisée, cimentée, encombrée de ferrailles et de vieux paniers, réduite à l’état d’égout où pourrissent des eaux malsaines.

— Lentement, Lionel. Va plus lentement.

Où sont les maisons basses de jadis ? Les maisons des pauvres gens qui vivaient en marge du village ! Les humbles maisons de bois coiffées ou de bardeaux fleuris de mousse, ou de tôle que vent et soleil avaient bruni d’un or tenace. Les maisons timides dont il connaissait de chacune le visage, dont les portes entrebâillées souriaient gentiment au passant, étranger comme ami. Et les boutiques, sœurs des maisons, qui n’avaient de commercial que dans la fenêtre un maigre étalage au lieu du rideau de mousseline à pois. Et surtout la rue poudreuse où, parmi les voitures de paysans, s’attardaient les vaches montant de la commune devant un polisson pieds nus, à la main la hart de saule avec ses deux feuilles terminales.

La rue est méconnaissable. C’est celle d’une ville et d’un chef-lieu. Toute droite et large entre les grands arbres dont on a abattu des pans pour dégager les affiches commerciales. Et une cohue d’autos de toutes couleurs, aux plaques de toutes les provinces ; jusqu’à des Américains, cigare au bec dans l’encombrement des valises.

« Grosbois & Frère, Enrg., Confections, ferronneries ». Garneau n’a pas le temps de lire le reste. Jamais il n’eût reconnu le magasin. D’immenses