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CHAPITRE

XI


CE  que  Robert, par le départ d’Hortense, connut encore, ce fut la protection dont la mère avait entouré son fila. Cela expliquait qu’il n’eût eu à intervenir que rarement, c’est-à-dire lorsque l’enfant avait outrepassé les bornes de l’insolence, poussé trop loin la paresse et l’indiscipline ou que le père, une fois de plus, devait payer les frasques du gamin. Tandis que désormais tout venait jusqu’à lui.

Jocelyne ne lui donnait point de souci. Elle suivait ses cours de l’Académie Sainte-Claire avec application. Ses succès étaient modérés comme son intelligence. Sa sensibilité, très grande, l’eût poussée vers une carrière artistique si une telle chose eût pu entrer dans la tête de ses parents et même dans la sienne. Pour l’instant, son goût se traduisait par la lecture dont elle abusait peut-être :

« Tu vas te brûler les yeux ! lui répétait alors sa mère » ;…
et aussi par le soin avec lequel elle arrangeait de façon imprévue un vase où elle avait mêlé marguerites et muflier sauvage ; mais surtout par sa passion pour la musique. Cela était entre son père et elle le sujet d’un désaccord qu’elle ne comprenait point. Elle restait toujours étonnée de la violence qu’il y apportait. Elle avait néanmoins fini par obtenir, pour son quinzième anniversaire, un petit appareil de TSF qui dans sa chambre lui permettait d’entendre les grands concerts, surtout ceux de Toscanini qui pour elle était un dieu.

Quant à Lionel, à dix-sept ans il dépassait son père de toute la tête. Il était grand et solide comme ceux de sa génération.

Robert lui-même devait lever les yeux pour parler à son fils. Celui-ci portait, à la mode américaine, des vêtements coûteux et négligés, le pantalon tirebouchonnant, les chaussettes de grosse laine aux couleurs crues sur des souliers informes, et des chandails à grands carreaux. Jamais de chapeau. Il avait l’orgueil de ses doigts jaunis par la nicotine et pour accentuer ces taches avait soin de tenir sa cigarette feu en bas.

Ses traits ne laissaient pas de rappeler ceux de son père. Tous deux avaient en commun le front plat, le menton agressif, le nez un peu globuleux du bout, des yeux brun clair qui semblaient foncer avec les sautes du temps et de leur humeur. Mais tandis que les lèvres du père étaient fines, belle-

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