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LE POIDS DU JOUR

— Je commence à en avoir assez !

À ce moment, catégorique, retentit la sonnerie du téléphone. Lionel sortit posément dans le corridor et prit l’acoustique.

— Allô ?… Allô !… Oui… Qui ?… Je ne comprends pas… Ah ! c’est toi, Josse. Mais qu’est-ce que tu as… Ah… Une minute.

Mais déjà Robert avait saisi l’appareil.

À travers les sanglots, il entendit la voix de Jocelyne. Hortense venait de mourir.

* * *

Les semaines qui suivirent furent difficiles pour Robert Garneau Non qu’il eût été fort attaché à sa femme. Mais la vie côte-à-côte, avec sa division logique du travail familial, était devenue une facile habitude, une routine confortable où rien n’accrochait ; il y avait longtemps que le mécanisme était rodé. Tant qu’elle avait été là, il n’avait pu se rendre compte de l’utilité d’Hortense et de la place qu’elle occupait non point tant dans son esprit que dans sa vie. Par elle nombre de problèmes petits et quotidiens étaient arrêtés et résolus sans même qu’il en prît jamais connaissance. Tandis que se révélaient maintenant les cent soucis qui chaque jour assaillent la maîtresse de maison : domestiques, fournisseurs, enfants, ménage, achats, prévisions. Cela venait s’ajouter à sa part qui était le travail de l’usine.

Ils avaient heureusement une bonne de confiance qui les avait suivis dans le déménagement. C’était une Gaspésienne solide, haute en couleurs, qui n’entendait rien à la cuisine mais qui passait la journée torchon en main, à la poursuite de trois grains de poussière. Cette Marie-Ange avait pour parler à chacun des membres de la famille un ton différent. À Lionel, qui ne l’intimidait point, elle parlait fort et sec. Après avoir essayé de la gagner par menaces d’abord, puis par de menus cadeaux — qu’elle avait d’ailleurs refusés, — il avait fini par se rendre. Elle était la seule personne qu’il craignît. Pour Robert elle s’exprimait d’une voix froide, nette, qui ne voilait point le peu de cas qu’elle en faisait pour tout ce qui était régie domestique. À Hortense elle parlait sans douceur mais avec le respect que demandait l’autorité et même avec une touche d’affection.

C’est à Jocelyne qu’elle réservait toute sa tendresse de femme sans mari et sans enfant. Elle prenait à son compte les petites gaucheries de « ma Lyne ».

— Il n’y a pas de jus d’oranges ce matin. Il n’y avait plus d’oranges, disait-elle à la table du déjeuner, en servant le gruau d’orge. Mais Jocelyne avait eu dans son lit le plein verre qu’elle aimait au réveil.

Après la mort d’Hortense, Jocelyne dut s’aliter quelques jours. Douce et sensible, elle sentait les larmes lui mouiller les yeux devant chaque objet