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CHAPITRE

X


– ROBERT !… Robert !…

Garneau, enfoncé dans son fauteuil favori près de la cheminée, le nez dans le journal, ne répondait point à sa femme qui l’appelait du haut de l’escalier. Comment eût-il entendu ? Le poste de TSF vomissait un jet de musique saccadée interrompu toutes les trois minutes par la voix glaireuse de l’annonceur qui exposait les mérites du tonique Bon-Sang ou ceux du savon Velvet « à la mousse incomparable, douce comme la peau d’une jeune fille et fraîche comme la brise de mai ».

Par miracle, il y eut un quart d’instant de silence.

— Robert !

— Oui !… Qu’est-ce que c’est ?… Lionel ! veux-tu me fermer cette machine-là !

— Fermer quoi ?

Le radio ! Seigneur !

Le souper à peine fini quelqu’un, d’un coup de doigt en passant, avait machinalement ouvert l’appareil. L’on vivait noyé dans ce bruit incessant, monotone, que les jeunes ne semblaient point entendre, qui pourtant leur était nécessaire et imperceptible comme l’air ; c’est quand ce bourdon se taisait qu’ils devenaient subitement conscients d’un silence pour eux intolérable.

Lionel ne broncha point. Jocelyne, étendue par terre, les coudes dans la peau d’ours, la tête dans un livre, étendit le bras et coupa. Aussitôt on entendit, comme un écho, la même musique qui par la fenêtre ouverte venait de la maison d’en face, des maisons voisines, de tout le quartier et, semblait-il, de toute la ville unanime.

— Robert ! Voyons ! Nous allons être en retard. Tu n’es pas encore habillé.

— Habillé ? Bien sûr que je suis habillé. Je n’ai ôté que mes chaussures. Hortense eut un soupir d’impatience :

— Tu sais bien ce que je veux dire. Te changer. Mettre ton tuxedo.

— Mon tuxedo ? Pourquoi faire ?

— Mon Dieu ! tu le sais bien. Ça fait une semaine que nous sommes engagés chez les Galarneau !

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