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LES ANTIPODES

rables, elles couraient toutes deux ouvertement les halls d’hôtels et même, car le gibier se faisait rare, les gares de chemins de fer et la rue Windsor. Un de ces jours prochains on les verrait sur le banc de la Correctionnelle, coude à coude avec les pensionnaires de maisons closes mâchant de la gomme et avec les marchands de cocaïne.

— Ça ! par exemple, dit Robert étonné, ça bat quatre as !

— Est-ce que c’est pas terrible ! compléta Hortense.

Elle en voulait à Jeanne Lafontaine de rabaisser ainsi le sexe auquel toutes deux appartenaient. Elle se sentait encore plus diminuée du fait qu’une de ses intimes fût tombée si bas. Et, dure aux femmes comme toutes les femmes, elle ne lui pardonnait point mais la lapidait en esprit.

Avec tout cela, le cercle de leurs amis s’était modifié ; ou, plus justement, avait été modifié par les événements et surtout les changements de fortune qui avaient atteint les uns et les autres. Comme il ne s’agissait en aucun cas de vieilles amitiés, de connaissances datant de toujours, l’évolution s’était faite sans heurts. Parce que l’on ne fréquentait plus les mêmes endroits, on ne se voyait plus que rarement. Le bonjour de Robert était inchangé. Hortense embrassait l’amie retrouvée avec pareille effusion ; et la quittait avec le même :

« Ça n’a pas de bon sens ! Il y a des mois qu’on ne s’est pas vues. Téléphone-moi, sans faute, ces jours-ci ! »

Mais les semaines passeraient sans que l’on s’appelât au téléphone. Et l’on n’était pas dehors que madame Garneau disait :

— Cette pauvre Éva ! As-tu vu comme elle était attifée !

Le changement de milieu avait été facile aux Garneau. Ils n’avaient point perdu au change. Leur situation restant solide parmi tant de ruines, ils se trouvaient montés d’un cran. Si bien qu’Hortense ne restait fidèle à peu près qu’à la seule Mary Harrison. Encore les rencontres se faisaient-elles plus espacées. Quant à Robert, il ne gardait de rapports un peu suivis, et que l’on pût appeler amicaux vraiment, qu’avec Hermas Lafrenière.

Il était rare que ce dernier, lors de ses passages à Montréal, ne déjeunât ou ne vînt passer une demi-heure avec son condisciple de Louiseville. Habitant toujours les régions neuves de l’Abitibi, gagnant sa vie dans Amos à tenir auberge et à vendre de la bière, l’ancien garagiste persistait à guetter la fortune pour la prendre au collet, et à porter des complets à larges carreaux de couleur. Mais la fortune semblait jouer à cache-cache avec lui. Les complets étaient trop voyants maintenant qu’ils étaient moins neufs. Lafrenière n’en restait pas moins joyeux, sûr que demain ce serait enfin la richesse.