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LE POIDS DU JOUR

Georgette dont chaque fois que le désir l’en prendrait — et ce serait souvent — il pourrait faire à son plaisir.

Ses vingt ans étaient passés. La terre subitement avait tremblé sous ses pieds ; sur sa tête s’étaient écrasées les colonnes du ciel. Il avait vu des profondeurs de l’ombre sortir le spectre de ce père qu’il y avait enfoui, tandis que sa mère déjà morte au jour mourait doublement à sa tendresse. Tout un passé chéri avait été emporté par le vent cruel.

Après la césure, quand de l’abîme il fut sorti durci et méconnaissable, Robert M. Garneau s’était donné jusqu’à quarante-cinq ans pour devenir un puissant et un maître. L’usine avait été son premier instrument.

Quarante et un ans. Il avait aujourd’hui quarante et un ans. Un âge qui vu de l’enfance lui avait paru la vieillesse même. Il se sentait pourtant plus ferme que jamais. Tout jusqu’ici, lui semblait-il, n’avait été qu’un entraînement pour le combat qu’il espérait toujours. Il ne se trouvait point vieux ; bien des années encore l’attendaient. La vieillesse, c’était soixante, soixante-dix. Même pas, si l’on avait la santé. Pourtant, lorsque instinctivement il faisait un retour sur le temps révolu, il se sentait pris d’impatience. Cela ne tardait-il pas vraiment de façon exagérée ? Le chemin qu’il avait couvert jusque-là avait été long, pénible, fait pour décourager un homme moins tenace ; pour le pousser à s’arrêter au revers de la route et à attendre que soient passées la chaleur et la fatigue, indéfiniment. Le chemin qu’il voyait encore devant ses pas semblait bref ; mais il restait ardu. La crise des affaires entraînée par le krach n’allait-elle pas le rendre plus difficile ? À moins que n’agît une sorte de sélection naturelle qui ne laisserait que les durs, les durs comme lui.

S’il mettait en balance ses efforts et leur résultat, il était déçu de ne point voir encore les plateaux s’équilibrer. À peine celui du succès avait-il commencé de bouger, hésitant. Voilà ce qu’il ne comprenait point. Il avait pourtant la certitude d’avoir correctement posé les données et cherché dans la bonne direction la solution du problème. Pour être heureux : faire fortune. Pour faire fortune : être fort. Ce qui se ramenait à l’équation : pour être heureux, être dur. Raisonnement pour lui d’une inattaquable logique. Comment alors expliquer que le bonheur lui échappât ? Que sa soif de vengeance contre un sort inique ne fût point apaisée ? Que dans l’ombre de la fosse, les fantômes par trop reconnaissables errassent encore presque librement, quelqu’effort qu’il fît pour les exorciser ?

Sans doute sa chance à lui n’était-elle pas encore venue. Elle viendrait. Fatalement. En attendant, il avait pour seule consolation, pour seul encouragement de compter les faibles tombés en route.

À l’usine, ruiné d’argent et d’espérance, Marius Chênevert se faisait tout petit, servile, depuis l’écroulement de son château de papier. Terrifié