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CHAPITRE

IX


SI,  de  nécessité, il arrivait à Robert de calculer, jamais il ne s’arrêtait à réfléchir. Son esprit n’était point de ceux pour qui toute situation prête à l’analyse, tout souvenir au ressassement. Qui préfèrent le chemin stérile de la contemplation à celui de l’action. Le goût ne lui venait jamais de ruminer ses pensées, de démonter ses gestes accomplis pour en scruter le mécanisme, de figurer ses gestes prochains pour spéculer sur l’infini de leurs conséquences possibles. Il n’avait que peu d’imagination et ses réactions étaient positives, simples, automatiques.

Pourtant, comme tous les humains il tendait vers le bonheur ; vers un bonheur qu’il n’eût pu définir, même s’il en tenait l’existence pour infailliblement assurée. Bien mieux, il croyait, il savait, et de science certaine, devoir y atteindre tôt ou tard. Or jusque-là ce fruit de Tantale s’était obstinément écarté chaque fois qu’il l’avait cru à portée de sa main impatiente, à la merci d’un ultime effort.

Enfant, il lui avait paru que le sommet de sa vie serait l’âge magnifique de vingt ans. Cela lui semblait l’époque de la plénitude : plénitude du corps mûri, plénitude de l’esprit aiguisé, bref, plénitude du destin d’homme. Après quoi il deviendrait vieux, vieux comme ceux de trente ans. Pour enfin plus tard, après des éternités, être atteint par la décrépitude des plus de quarante. Seuls échappaient à la règle et n’avaient point d’âge perceptible ceux de son entourage immédiat : son père, sa mère, monsieur le curé, monsieur Lacerte.

Puis, vingt ans était arrivé. Il s’en fallait encore de dix ans au moins qu’il eût atteint son but et réalisé sa vie. Employé de banque, c’est donc vers la trentaine qu’il serait enfin gérant, solidement établi, homme considérable en sa ville natale. Qui sait ? peut-être même marguillier ! Il serait marié, aurait déjà des enfants — au moins un garçon et une fille — maison à lui et un compte de banque dans les quatre chiffres. Deux fois l’an, il toucherait les coupons de ses titres de rente. Chaque matin, sur le coup de neuf heures, il pousserait la porte du bureau privé d’où il régirait les destinées financières du canton. Il serait aimable pour les employés, même pour le junior. La fin du jour le ramènerait chez lui, auprès de

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