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LES ANTIPODES

« … Moi ? Je me suis contenté de mes petites affaires. La Bourse ? Non, merci ! Et je n’ai pas, je pense, à le regretter. »

Il attendait dans les yeux de son interlocuteur une lueur admirative, un signe d’envie. Cela ne vint pas.

— Moi non plus, dit du Boust, je ne le regrette pas, après tout. J’ai eu un million, deux millions, je ne sais plus. J’ai mené la grande vie pendant deux ans, trois ans… Si c’était à recommencer…

— Tu te mettrais de l’argent de côté, je pense ?…

— De l’argent de côté ? À quoi bon. Je l’aurais placé, moi aussi, dans la Bourse, comme les autres. Et je serais lavé. Comme les autres… Comme je le suis à cette heure. Tant que cela a duré, ça été la bonne vie !

Cette fois, il avait retrouvé un peu de sa voix claironnante. Il s’était dressé sur ses talons, tête presque haute, yeux fermes.

Garneau songea à toutes les petites gens dont l’argent avait passé en bonne chère, en tapis d’Orient, en champagne, en émeraudes. Il songea aussi à la régularité de sa vie à lui, à sa lésine relative de gagne-petit. Quelque chose en lui {{{2}}} brusquement. Il eût voulu son ami blessé à mort, souffrant. Il le voulait écrasé ; tandis qu’il le voyait qui de sa défaite même tirait un sujet de contentement.

— Alors ta maison ? Et ton yacht ?

— Pfffuitt !…

Il ne pliait point encore. Eh bien, on verrait s’il saurait crâner longtemps.

— Mais comment vas-tu gagner ta vie maintenant ?

— Je ne sais pas. Je me débrouillerai bien.

Du Boust, loin de céder, se dressait toujours. Sous le fouet, il reprenait couleur et aplomb. Une rage insolite descendit en Garneau. Il chercha ce qui pourrait abattre son adversaire, le désarmer, le faire haleter et saigner sous ses yeux. Le génie du mal lui souffla cette fois les mots qu’il fallait… : Monique ! la femme-poupée de Gabriel qui l’adorait.

— Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle dit de tout cela ? Qu’est-ce qu’elle va faire sans ses domestiques ? Je ne la vois pas très bien frottant les casseroles ou lavant le plancher de la chambre de toilette.

Cette fois l’homme s’immobilisa, interdit. Il respira profondément, s’arrêtant au haut de son souffle avant de le laisser sortir longuement, comme un soupir dernier. Puis ses épaules s’amenuisèrent, étrangement dégonflées. Les yeux se firent angoissés tandis que de chaque côté de la bouche se dessinaient deux traits profonds, vers le bas.

— Oui… oui… évidemment. Monique !… Pauvre Monique… !

Virant lentement sur les talons Gabriel du Boust sortit en tirant doucement la porte pour qu’elle ne fît pas de bruit.