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LE POIDS DU JOUR

absence de leur femme. Le bridge à « un vingtième du point », avait remplacé le poker ; la grande table, celle où l’on perdait ou gagnait mille dollars en une heure, n’était plus qu’un souvenir fabuleux et, pour beaucoup, nostalgique.

Un soir, Gameau buta sur Gabriel du Boust qu’il n’avait point vu depuis des mois. Il faillit ne pas le reconnaître. La barbe longue, les cheveux dans le cou, le complet froissé, les souliers ternis, le financier offrait un visage cireux où presque rien, que les traits, ne restait de ce Gabriel du Boust si bien gourmé et satisfait que tous avaient admiré. Agent de change, hier prophète et grand-prêtre de la déesse Fortune dont ses bureaux luxueux étaient le reposoir, il avait, pendant les deux dernières années, fait la vie d’un véritable rajah. Dans son hôtel de l’avenue Western à quoi il avait ajouté des serres en enfilade et, pour ses dix domestiques, des communs à tourelles, il recevait presque chaque jour à des dîners somptueux. Le champagne entrait non pas à la caisse mais à plein camion. Un yacht de haute mer attendait sa fantaisie, constamment sous pression à Portland. Au printemps, il avait fait en Europe un voyage des Mille et Une Nuits où, en plus de sa famille, il avait défrayé tout un groupe d’amis. Sa femme, jolie et dépensière, s’amusait à collectionner les émeraudes. Pour lui, son seul souci avait été de trouver à dépenser ses revenus.

Tout cela l’avait brusquement quitté. Joueur lui-même, peu ordonné, comme un grand seigneur qu’il voulait être, il faisait aujourd’hui une banqueroute princière : plus d’un million et quart de dollars. Tout était aux mains des huissiers. Quant à ceux qui avaient chez lui titres ou argent, ils perdaient tout. Ceux qui avaient des dettes les gardaient, mais triplées et quadruplées par l’effacement de leurs maigres marges et la baisse vertigineuse.

— Tiens, bonjour Gabriel !

— Ah ! c’est toi ; bonjour.

La voix était désormais sans fermeté. La phrase tombait dès les premières syllabes.

— Comment est-ce que ça va ?

Du Boust essaya de montrer un peu d’allant. Mais ce ne fut qu’une lueur vite éteinte. Il voulut quand même donner le change.

— Ça va. Ça va. Comme tu vois, je suis toujours en vie… Le reste… Il haussa les épaules d’un geste dégagé que ses yeux éperdus démentaient.

— … Et toi, Garneau ? Tu perds beaucoup ?

— Moi ? non !

Garneau répondait d’une voix froide, une voix qui affirmait : « Moi je ne suis pas un de ces imbéciles, un de ces cornichons… Je savais, moi, ce qui allait arriver… »