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LE POIDS DU JOUR

— Sais-tu, Garneau, que depuis vendredi dernier, sans bouger de mon fauteuil, je fais quatorze mille dollars. J’ai du Nickel à 44.

— Oui ! Eh bien, moi renchérissait Conrad Lanteigne, j’ai un stock pas connu : la Bronx Investment. C’est sur le Curb de New-York. En vingt-cinq jours, c’est monté de six piastres et quart à seize. Et ça ne fait que commencer.

— Qu’est-ce que c’est que ça, la Bronx Investment ?

— Oh, une affaire organisée par des gros big bugs. C’est eux autres qui mènent la Bourse. Il paraît qu’il y a là dedans un Carnegie et un Rockefeller. C’est sûr comme la banque.

Cela agaçait Garneau qui ne disait rien. Le comble était d’arriver à son bureau le midi pour trouver Marius Chênevert accroché au téléphone, à passer négligemment des commandes :

— … Cinquante British-American à 65. Bon. Deux cents Hollinger au marché ; et cinq cents Massey-Harris à 59 1/4. Comment est le marché ?…

À l’entrée du patron, Chênevert se levait et sortait ; mais les pouces triomphalement accrochés dans les bretelles.

Plusieurs fois Garneau avait failli s’engager, lui aussi. Il s’amusait parfois à guigner la cote et à imaginer qu’il achetait sur marge cent Smelters ; la valeur, pour lui, était bonne et prête à grimper. La semaine suivante, il regardait le journal : sa mise eût été doublée.

Ce qui le retenait était une instinctive méfiance. Il les connaissait, tous ces nouveaux millionnaires. Il savait leur incompréhension des affaires, leur jobarderie. Il lui revenait aussi, de son apprentissage chez le notaire Jodoin, quelques maximes que, chose étrange, il n’avait jamais oubliées :

— Tu sais, Michel Garneau, l’argent, c’est de l’argent. Et le papier ? bien ça n’est que du papier.
ou encore :

— Michel Garneau, quand on t’offrira deux pour cent pour ton argent, refuse, c’est pas assez. Et si on t’offre quinze pour cent, refuse, c’est trop.

Ce qu’il lui semblait surtout, c’était que cet argent, ces cent, non : ces mille et ces cent mille dollars que chacun gagnait facilement, simplement à regarder un tableau noir, que cet argent-là ne pouvait être le même argent que, tangible et dur, lui et d’autres acquéraient si péniblement ; les mêmes dollars que ces dollars fuyants et fluides qu’avec tant de constance il pourchassait. Ce qu’il savait aussi c’est que jamais on ne gagne rien qui ne soit arraché à quelqu’un ; qu’il n’y a pas de gagnant sans perdant. Or dans ce jeu d’aujourd’hui, de perdants il n’y avait apparemment point. C’est donc qu’il y avait en tout cela quelque chose d’anormal, d’inadmissible, de malsain.