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LES ANTIPODES

deux bestioles. Jocelyne poussait un cri, les yeux noyés de chagrin et d’horreur. Puis elle venait s’asseoir pieds nus sur le tapis de velours devant l’appareil de TSF. Son livre ouvert sur les genoux, les bras gracieusement étendus, la tête penchée sur l’épaule comme une corolle, elle partait au pays des rêves.

— Où es-tu rendue, encore, ma Josse ? À quoi penses-tu ?

— À rien, maman. Mais c’est beau.

Si Hortense eût jadis connu Hélène Garneau, c’est du sien qu’elle eût retrouvé en Jocelyne. La même insouciance. Le même charme.

Lionel, lui était tout l’opposé.

Bien qu’il touchât à peine douze ans, il semblait déjà un homme : les premiers accents physiques de la maturité éclataient chez lui. De l’enfance il ne gardait que la logique imprévisible et une irresponsabilité dont, à la vérité, certains hommes même restent à jamais imprégnés. Rien ne lui semblait plus injuste que la juste conséquence de ses actes. Si dans sa colère il donnait contre le mur un coup de poing violent, il en voulait au mur de lui avoir écorché les jointures et lui rendait un coup de pied. Extérieurement, il était grand pour son âge. Ses cheveux noirs descendaient en pointe sur le front. Les sourcils étaient épais, les lèvres un peu lourdes, le nez vulgairement arrondi. Mais il y avait pourtant dans tout cela l’annonce d’une indubitable et mâle beauté. La voix était déplaisante : en pleine mue, elle hésitait encore entre les deux registres. Par moments, des éclats de voix profonde se mêlaient au fausset de l’enfance.

Il était, de la maisonnée, le seul auquel s’intéressât Robert Garneau. Ce que le père eût lui-même voulu être et ce qu’il n’avait pas été, il espérait, il était sûr que cet enfant le serait. S’il pouvait lui amasser une fortune, s’il pouvait lui créer l’instrument, Lionel serait un dominateur. Ferme dans sa foi, il lui voulait une dureté de caractère qui déjà se manifestait et dont il accueillait les manifestations avec une muette satisfaction. Hortense ne comprenait point qu’il tolérât les révoltes de son fils, parfois contre l’autorité et la volonté paternelles même. Qu’il s’amusât à torturer les chats et les chiens du voisinage, — au point que Jocelyne avait dû renoncer à garder des bêtes — qu’il étranglât les oiseaux et coupât la queue des écureuils ne répugnait en rien au père. Justement parce que lui-même, dans son enfance, avait aimé les animaux et la nature entière.

Il ne se rendait point compte que, profitant outrageusement de la protection paternelle, Lionel devenait de plus en plus sournois. Gratia l’ayant surpris à voler, il avait fini par la faire partir à force de brimades. Quand il rentrait marqué de quelque coup, les vêtements souillés, le chapeau égaré, ou lorsque un voisin furieux fulminait au téléphone, Lionel se rebiffait grossièrement contre les remontrances de sa mère ou les