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LES ANTIPODES

Se forger encore une massue pour forcer Montréal et le monde entier à reconnaître sa maîtrise, à le craindre.

S’il pouvait prendre pleine conscience de son désir, si son ambition prenait forme palpable, il se rendrait compte que ce à quoi il aspire n’est point tant de régner sur ceux en qui il voit encore des rivaux, et pour beaucoup, des maîtres. Ce vers quoi sans le savoir il reste tendu, c’est vers un retour passager au lieu passé de sa défaite. Mais un retour conquérant, le rachat par la victoire de la fuite panique de jadis alors que, éperdu, il tournait le dos à Louiseville. Devenir un chef, un dompteur. Celui qui tient le fouet. Devant lequel chiens et fauves se couchent, soumis.

Une ambition même démesurée n’est point rare à vingt ans. Le boutiquier tend à devenir grand commerçant, l’apprenti espère passer patron, le placier veut arriver à la gérance générale. Mais tous, petit à petit, se laissent enliser bénévolement dans le confort relatif de leurs habitudes douillettes, de leur vie à bon marché, dans leur bonheur de camelote. Jamais ne souffrant de leurs ambitions désormais éteintes. Satisfaits par ce que leur labeur de la semaine achète de mesquines joies dominicales. Trop heureux s’ils deviennent enfin marguillier dans leur paroisse de banlieue ou échevin du village.

Tels étaient ceux qui jadis l’entouraient et dont pendant si longtemps rien ne l’avait différencié que sa passion — ce qu’il avait cru sa passion — pour la musique. Tels étaient encore ceux qui l’environnaient aujourd’hui, ceux qui servaient sous lui. C’est à cela qu’il avait lui-même été promis jadis alors que, levant la tête, il ne voyait au sommet du mât de cocagne que la gérance de la Banque des Marchands à Louiseville et le mariage avec Georgette Paquin.

Si son ambition ne s’est point émoussée comme tant d’autres, c’est qu’elle a été trempée par l’abomination brutalement révélée à sa jeunesse. Avec cet aiguillon attaché à son flanc, il regarde désormais sans indulgence ceux qu’il a déjà laissés derrière lui, ceux qui se laissent porter par le courant facile du quotidien, entre des rives sans espérances et sans promesses, sans trahison aussi : les faibles et les doux, que devancent les forts, les durs. Être dur, encore et encore, voilà quelle est l’arme de la conquête, la cuirasse et la massue, le bouclier et le coup de poing. Haïr ! Sentir en soi sans cesse le cilice de la haine qui empêche que l’on ne s’endorme ! Ne jamais faiblir !

Cela lui revenait avec une acuité particulièrement douloureuse chaque fois qu’il en rencontrait un… un père avec son fils, son fils qui légitimement portait son nom et son sang. Certes, maintenant qu’il savait mieux le monde et ses secrets, il se demandait — satisfait d’une réponse dont il se voulait persuadé, — combien de ces enfants étaient vraiment les fils de ceux dont ils portaient le nom ; et combien au contraire comme lui…