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LE POIDS DU JOUR

réagir : « Que voulez-vous ? », disait-elle. « À moi, ça ne me fait rien ; et ça leur fait tellement plaisir ! »

Au volant de sa voiture, Garneau prit la direction d’Outremont.

Il avait eu trente-sept ans la semaine précédente. Alors que ceux de son âge étaient généralement encroûtés dans quelque emploi subalterne, on commençait à le connaître sur la place de Montréal et même au dehors. On savait sinon le sien, du moins le nom de la St Lawrence Corporation, Limited. Ses fourneaux de cuisine, ses calorifères, ses poêles, étaient partout. Seul maître dans son usine de Saint-Laurent, chef de cent cinquante employés, il manœuvrait sans grande difficulté entre échéances et contrats. Son expérience de la banque, qu’il dissimulait, lui était utile. Il avait maintenant appartement à Outremont, part dans le club de golf et dans un club de pêche dans le Nord ; il venait de s’inscrire au Cercle Laurentien et pouvait parler sinon encore de son chauffeur, du moins de sa secrétaire. Il avait en outre une femme qui ne le déshonorait point et deux enfants dont, surtout, un fils : Lionel. À d’autres cela eût suffi.

Vraiment, lorsque autrefois d’en bas il regardait ceux qui s’étaient hissés, par travail ou fortune, à ce niveau, il lui semblait qu’à cet échelon le bonheur serait à portée de la main, au prix d’un dernier et facile effort. Que de si haut — de si haut ! — il écraserait la tourbe des petites gens, la racaille des petites villes. Parvenu aujourd’hui à un point auquel, jadis, il n’eût même point osé aspirer, ce qu’il voyait était non pas ceux qui restaient sous lui mais bien ceux qui installés à l’échelon au-dessus pouvaient encore, de leur talon, écraser ses doigts ambitieux.

Pour l’instant, le prochain stade de son ascension serait une maison rue McEachran ou avenue Outremont, un « cottage », comme disait Hortense, en prononçant bien entendu à l’anglaise ; un cottage qui n’aurait du vrai cottage ni les fenêtres à petits carreaux, ni les murs de pierre champêtre, ni le toit de chaume ; mais avec tourelles et verres plombés de couleur, large véranda aux colonnes peintes de teintes vives qui éclateraient parmi les pelouses rigoureusement passées à la tondeuse et les plates-bandes lourdes de pivoines. Il en guignait un particulièrement, dont il savait le propriétaire atteint d’un cancer ; la famille serait forcée de vendre à bas prix.

Et après ? Oui, après ? Car ni la maison, ni l’usine, ni le Club de Grande-Baie, rien de tout cela n’était un but, un terme. Ce dont il souffrait encore, c’était d’être presque invisible dans la foison des petites industries éparses en la banlieue de la grande ville comme cailloux dans un champ.

Son but ? Le même, depuis si longtemps : accumuler non point tant l’argent, ni les honneurs, mais les armes. Se forger à coup de vouloir un blindage contre les heurts ; pour cacher la cicatrice qui jamais ne pâlirait.