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LES ANTIPODES

succès par crainte qu’on ne le méconnût. Afin, aussi, d’exciter chez les autres une jalousie qu’il lui arrivait de percevoir chez son interlocuteur moins heureux, — « moins fort », se disait-il — et que chaque fois il dégustait avec la même délectation ; loin de soupçonner que celui aux yeux de qui il cherchait à se mettre en valeur n’était autre que lui-même, un lui-même à jamais méfiant et inquiet.

— Un gros prix ? Combien… à peu près ?

Elle questionnait, sans grande curiosité. Mais cette fois, il sourit sans répondre.

Il avait fermé les yeux. Si bien qu’elle put le regarder à la dérobée. À peine quelques cheveux gris ; mais le front un peu trop haut et au-dessus des tempes deux encoches profondes. Par contre, les sourcils s’épaississaient, montrant quelques poils raides qui trahissaient la maturité et l’âge imminent. Le nez un peu mou prenait racine dans trois brefs sillons verticaux, constants : signe d’entêtement. De la bouche enfin les lèvres eussent été ourlées de façon presque naïve, enfantine même, si presque toujours une tension intérieure ne les eût amincies, volontairement avalées.

« Drôle d’homme. Du mauvais qui ne cherche pas à se cacher. Du bon que l’on devine, qu’il faudrait chercher… si cela valait la peine. Plus d’ambition que de tout autre chose. Intelligent ?… Peuh !… Tout au plus du talent pour les affaires. Ou, peut-être, simplement de la ténacité… Avec ça, terre à terre. N’a jamais aimé personne. Sans culture et sans goût. Preuve : son horreur de la musique. »

À son tour elle fléchit, amollie par la chaleur de cette fin de jour et par l’humidité qui ne se décidait point à crever en orage. La pensée même fondait, tel du beurre dans une assiette oubliée.

— Voulez-vous un autre verre de bière ? Mais je n’en ai plus de froide.

— Non, merci. Il faut que je m’en aille.

— Vous partez tôt, aujourd’hui.

Elle n’insistait pas, sa phrase une constatation bien plus qu’une invite.

Garneau était un de ses amis, parmi plusieurs. Car sans attache, libre absolument, elle était de cœur facile et aimait, sans arrière-pensée aucune, la compagnie des hommes. De bon accueil, elle était au fond indifférente et peu sensible, répugnant à l’effort, aux calculs et aux artifices qui eussent pu attirer auprès d’elle l’ami normal et constant ou le mari commode. Ce qui l’éloignait du mariage était le souvenir de son père qui pendant dix ans n’avait cessé de lui corner aux oreilles : « Qu’est-ce que tu fais que tu ne te maries pas ? Tu vas sûrement rester en plan ! ». À trente ans, elle se savait glissant tout doucement vers une facilité sexuelle qui lui rendait la vie à la fois douce et incertaine, sans sécurité aucune. Mais trop molle pour