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LES ANTIPODES

agressif du pré de la gare, le Bouteille qui sans vergogne troublait le silence du catéchisme par ses bruits grossiers, qui organisait le pillage des vergers, barrait de traîtres fils de fer les trottoirs de la petite ville…

Robert Garneau se ressaisit. Il mit à revenir au moment présent tout le poids de sa volonté. Il n’était point bon d’évoquer ainsi les choses mortes. Au moindre appel, les spectres pouvaient se lever hors les brumes sournoises du passé. Déjà, en lui, quelque chose avait bougé qui était peut-être… Michel.

— Qui est-ce, ce « monsieur » Lafrenière ? s’enquit Hortense, fort à propos.

Elle avait prononcé le mot « monsieur » de façon à se ménager une honorable retraite au cas où le nouveau venu n’eût pas été « de son monde ». Il s’agissait justement pour elle de le classer dans l’échelle de leurs relations, de lui faire une fiche mentale et de doser l’affabilité qu’elle lui manifesterait à la prochaine occasion. On ne sait jamais ! N’avait-elle pas failli snobber monsieur Edmour Saint-Denis, lors de leur première rencontre ! Elle pâlissait encore à ce souvenir. La leçon lui était restée.

« D’où est-ce qu’il vient ? Qu’est-ce qu’il fait ?… Est-ce qu’il est, lui aussi, membre du Club ? Sa femme, qui c’est ?… Tu ne m’en as jamais parlé, Robert. »

Selon le milieu où ils se trouvaient, elle appelait son mari Bob, Robert ou même Bobby. Si elle l’eut osé, pour faire chic, en certaines circonstances elle lui eût même dit vous.

— Lafrenière ? (Garneau avait failli dire Bouteille ? et avait avalé juste à temps) Hermas Lafrenière ? Oh ! je le connais depuis toujours. Mais je le vois rarement. Il est dans l’Abitibi. Dans les mines. Il a l’air prospère.

— On pourrait peut-être l’inviter quelques jours à venir prendre un cocktail à la maison.

Redevenu prudent, Garneau ne répondit pas.