Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/172

Cette page a été validée par deux contributeurs.
168
LE POIDS DU JOUR

— Ah ! bonjour, monsieur Garneau.

Ils se serrèrent la main, poliment.

Dionis Cyr avait un visage tiré et dur, un visage qu’il semblait à Garneau avoir vu quelque part. Il avait un œil de verre et sur la poitrine trois rubans de couleur : un ancien militaire, évidemment.

Pendant les quelques jours qui suivirent et sans qu’il sût pourquoi, Garneau fut hérissé de mauvaise humeur. Et, Chênevert, son gérant, dut subir le gros de l’orage.

Depuis quelque temps d’ailleurs, le patron l’avait pris en grippe. Tout semblait l’excéder chez « et homme qu’il avait hérité de l’ancienne administration et dont il se demandait maintenant pourquoi il l’avait si longtemps toléré et gardé à son service. Il y avait d’abord cette habitude instinctive, lorsqu’il était d’humeur contente, de siffler des airs d’opéra et même de les chantonner d’une voix de baryton fort passable. Mais, surtout, cette manie anticléricale, chez Marius Chênevert ! À tout propos, il trouvait moyen de parler des « curés à gros presbytères », des « curés gras à lard », des « curés en bonnet de vison », des « curés en automobile ». Tout était « la faute du clergé ». Cela était passé à l’état aigu depuis la faillite du curé de Saint-Médard où s’était évaporé la somme invraisemblable de deux cent quarante mille dollars en bel argent de la paroisse et des paroissiens ; la femme de Chênevert y avait perdu les quelques centaines de dollars qu’elle possédait.

— Vous pouvez être sûr qu’il a un beau magot caché quelque part, le curé ! On l’a envoyé aux États-Unis ? En pénitence, qu’ils disent ! Ouais ! On connaît ça.

En fait, on racontait partout dans les cercles bien-pensants que ce pauvre homme de curé avait été l’innocente victime d’un sien cousin, notaire jusque-là sans réputation bonne ni mauvaise, et qui était heureusement mort cinq semaines avant la catastrophe.

Quelques-uns des plumés, dont Chênevert au nom de sa femme, parlaient ouvertement de poursuivre en justice le curé de la paroisse, le diocèse, monseigneur l’évêque même. Pour un peu, à l’entendre, il eût fait un procès au pape.

Garneau souffrait difficilement les sorties de son gérant, tout comme sa musique. Certes, lui-même n’était point du dernier pieux. La messe du dimanche suffisait à sa religion. Mais pour rien au monde il ne l’eût manquée. Son petit Lionel en savait quelque chose : il avait reçu une raclée pour s’être fait prendre à troquer la grand-messe contre une promenade à bicyclette avec des camarades. Garneau prêtait souvent sa voiture aux bonnes Sœurs. Il avait souscrit pour cent dollars à la bourse de monsieur le curé Champagne qui quittait la paroisse. Madame Garneau