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LE POIDS DU JOUR

voyait le nez fin et la coupure de la bouche dont la lèvre supérieure avancée se gonflait comme un grain de raisin.

Le visage un peu tourné vers l’extérieur, elle regardait apparemment sans le voir le ruban de la campagne qui se déroulait à toute allure, coupé de temps à autre par la masse brutale d’une gare. Et voici que soudain la voyageuse eut un mouvement du coin de la bouche. Ses yeux se fermèrent à demi tandis que, lasse, sa tête s’appuyait en arrière. Entre les cils que frappait le dernier rayon de soleil bas, Garneau vit briller une étoile humide.

Il fut pris par surprise ; et avant qu’il eût le temps de s’en défendre, il se sentit bizarrement troublé et saisi. Il ressentit pour cette inconnue, plus jeune que lui de quinze ans, une compassion subite et un intérêt étrange qui n’était ni paternel, ni galant, ni surtout charnel. Certes, ce n’était pas la première fois qu’il s’arrêtait à regarder vivre une femme ; mais ses pensées d’ordinaire étaient plus directes et même assez crues. Dans sa jeunesse, il avait senti comme tous les jeunes gens des passions inavouées, temporaires et secrètes, pour des femmes de tout âge et de toutes conditions : madame Daveluy, la femme du gardien de l’hôtel de ville. Il la revoyait, assise hiver comme été sur sa berceuse, dans le portique vitré de l’escalier qui conduisait au sous-sol qu’elle habitait. Une femme au profil net, presque masculin, à la peau lumineuse sous un casque puissant de cheveux noirs. Chaque fois qu’il passait elle répondait à son œillade par une autre, directe, qu’il ne comprenait pas. Caroline Gélinas, longue et mince, laide de visage mais de corps singulièrement agressif ; vieille fille déjà à cette époque (elle avait alors, mais oui, pas plus de trente-cinq ans) et sur laquelle couraient des bruits qui troublaient le sommeil des garçons. Adrienne Saint-Amand, qui à douze ans faisait tous les hommes se retourner au passage de son manteau rouge feu ; les jambes flutées, la démarche assurée, le sourire inquiétant ; et surtout laissant après elle un sillage chargé d’un charme odorant et inattendu. Tant d’autres. Tant d’autres, dont jeune homme, il rêvait le soir. Avec qui il imaginait des fugues, des aventures ou simplement des nuits qui le troublaient, ou des gestes dont il devait s’accuser au confessionnal. Et Marie-Claire Froment ! Et madame Jodoin ! Et surtout Georgette dont l’image se détachait parmi les autres. Brusquement, d’un souffle, il éteignit la lampe de son souvenir.

Combien d’autres visages, depuis des années. Visages lointains, visages disparus. Il n’était pas de ces hommes en qui un sourire engageant, une poitrine librement affichée, un mot égrillard font sourdre l’aiguillon du désir. Il n’en avait pas moins eu parfois, rarement, des… distractions, des passades, d’une heure ou d’un mois, auxquelles il n’attachait point d’importance et qui dans sa vie n’avaient la valeur que d’un fait divers.