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LE POIDS DU JOUR

Ce qui, en Mary Harrison, flattait Hortense Garneau était son nom même. Il était de bon ton d’avoir une amie anglaise. Elle ne perdait pas une occasion de glisser :

« Mary Harrison, ma meilleure amie… Comme disait l’autre jour Mary, Mary Harrison… Mary Harrison qui est à la bibliothèque de McGill m’a dit qu’en Angleterre… Mary Harrison a vu à New York… »

Elles ne se voyaient pourtant qu’une fois le mois, à peine ; et encore était-ce toujours Hortense qui provoquait la rencontre. La situation des Garneau, meilleure depuis quelque temps, permettait même à Hortense d’inviter son amie à déjeuner en ville, la plupart du temps au Tudor Grill Room dont la cuisine était mauvaise mais la clientèle surtout anglophone.

À la fin de l’été, et comme Lionel allait avoir dix ans, il fallut décider du collège où il entreprendrait ses études secondaires. L’endroit fut, dans le ménage, un sujet de discussions prolongées et même de bouderies. Sur le fait du « cours classique », ils étaient d’accord ; leurs moyens permettaient cette affirmation de supériorité. La mère surtout avait hâte de pouvoir dire à ses partenaires de jeu : « Mon garçon qui est au collège… ». Elle y voyait une victoire sur les Lanteigne et sur les Carrière dont les fils n’allaient qu’au Mont-Saint-Louis.

— Ce n’est qu’un simple cours commercial, disait-elle.

— Je vous demande pardon, corrigeait madame Carrière, c’est un cours scientifique. C’est écrit dans le prospectus.

Pour son Lionel, Hortense aurait voulu le Loyola où les Jésuites donnaient l’enseignement en anglais à tout ce qu’il y avait de mieux comme Irlandais catholiques.

— « Et vous savez, on y fait beaucoup de sport. »

Bien entendu, elle prononçait sportt, à l’anglaise.

Mais Robert avait décidé que ce serait le nouveau collège français des mêmes Jésuites, Brébeuf, où allaient entrer aussi les deux fils du sénateur Gauvreau.

En septembre, Lionel fut admis en Éléments latins.

Les absences de Garneau étaient peu fréquentes et consistaient surtout en brefs voyages à Québec ou à Ottawa. Depuis les jours faciles de la guerre, il n’avait jamais cessé d’avoir avec les hommes politiques des relations profitables. Vaguement libéral d’opinion, ce qui signifiait simplement qu’il votait systématiquement et sans autre examen pour le candidat officiel du parti, il entendait bien en politique être non pas de ceux qui servent, mais plutôt de ceux qui se servent.

Il lui arrivait de prendre le rapide du matin pour l’une des capitales, d’y passer quatre ou cinq heures et de revenir ensuite par le dernier train. Il avait déjeuné dans un restaurant à service rapide, s’il était seul ; au