Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/167

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
LES ANTIPODES

— Qui c’est, dis, maman ? Je veux savoir.

— Tiens-toi tranquille ; c’est madame Vanasse. Allô… Oui, Éva, j’allais justement sortir. Je m’en vais chez Morgan pour choisir un ameublement de salle à manger. J’ai décidé de changer…

Courir les comptoirs, telle était la principale, presque la seule occupation de madame Garneau. Elle avait une bonne de tout repos, laide, grognonne et dévouée, à qui elle abandonnait la régie de la maison et le soin des enfants. Néanmoins, elle ne trouvait point de répit. Son lit la retenait longuement le matin, plus longuement encore lorsqu’elle pensait à celles qui, à cette heure, mesuraient des étoffes dans les boutiques ou prenaient la dictée dans les bureaux. Toute heureuse lorsqu’une amie l’appelait à qui elle pouvait laisser voir la vie facile qu’était la sienne :

« … Excuse-moi un instant… c’est la bonne qui m’apporte mon jus d’oranges. »

L’après-midi se passait généralement dans les magasins, sauf les jours où se réunissait son club de mah-jong : Éva Vanasse, Aline Knox, Germaine Lanteigne, femme du député de Maisonneuve, et quelques autres ; la plupart habitant comme elle Outremont.

De temps à autre, elle allait prendre le thé au Castle Blend avec Mary Harrison qu’elle avait connue au couvent du Mont-Sainte-Marie et retrouvée depuis.

Mary était assistante à la Redpath Library de l’Université McGill. C’était une grosse fille aux cheveux filasse et aux mains gourdes, qui pleurait encore le seul homme qu’elle eût jamais aimé et le seul aussi qui jamais se fut occupé d’elle. Il avait été tué en 1918 dans l’attaque de Mons, le matin même de l’armistice ; aussi, Mary pouvait-elle librement parler de « son fiancé ». Elle portait au doigt sa bague d’ingénieur, seul souvenir qu’il lui eût laissé en partant.

Qu’elle fût bibliothécaire ne disait rien à Hortense. À peine y avait-il dans le salon de celle-ci, entre deux appuis-livres, trois petits volumes reliés commercialement en maroquin : une Anthologie des Poètes contemporains. Plus : le Vieillard, de Mgr Baunard, et Corbin et d’Aubécourt, de Louis Veuillot, à cause de leur reliure. Elle ne les avait jamais ouverts, ne lisant même pas le journal, sauf le Carnet mondain dans l’espoir d’y trouver son nom, ce qui arrivait de temps à autre, grâce au soin qu’elle prenait de signaler à la chroniqueuse chacun de ses déplacements.

Son mari ne lisait pas plus qu’elle. Ce vice, dans leur monde, était ou ignoré ou tenu pour suspect. Un liseur n’eût pas inspiré confiance à Robert M. Garneau ; ce ne pouvait être qu’un bohème, un être qui n’entendait rien aux affaires. Telle était une des raisons, mais non la seule, de son antipathie envers Jean-Marie Knox.