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LE POIDS DU JOUR

de ses deux petites pattes maladroites. Après quoi Moumoune se réfugiait sous un fauteuil d’où Josse avait toutes les peines du monde à la tirer tant que son frère était là.

Ce dernier avait de son père un visage net qui à huit ans perdait déjà cette douce plénitude commune à tous les visages d’enfants. Le front commençait à s’accidenter. Le menton voulait s’affirmer. L’œil était précis comme une mire. Il marchait en roulant un peu les épaules et, comme son père, s’arrêtait parfois brusquement, le regard fixé sur quelque chose qu’il était seul à voir. Il avait une façon à lui de saisir, sans demander permission, un jouet de sa sœur ou un gâteau, en tenant le front haut comme pour braver.

Quant à Jocelyne, elle semblait à première vue tenir plutôt d’Hortense, dont elle avait un peu le port de tête élégant. Mais il y avait en elle toute une douceur qui n’était pas en sa mère et encore moins en Robert Garneau. Ses longs cheveux blonds très pâles qu’on lui faisait porter flottants sur les épaules, contre le goût de son père, lui donnaient un air limpide de source forestière. Elle aimait la parure, semblait avoir plus de goût et de charme que d’intelligence, encore qu’elle fût loin d’être sotte. Lorsqu’elle dormait, on eût pu croire qu’elle avait longuement cherché la pose tant il y avait en elle d’exquis abandon.

Tous les quatre vivaient dans un décor qui résumait le bourgeois montréalais, — et, généralement, canadien ou américain — des années 1920. Un énorme divan flanqué de deux fauteuils monstrueux formait le fameux « set de chesterfield » recouvert de velours à ramages et dont tout « vivoir » honorable ne se pouvait passer. Il y avait, entre autres choses, sur une table une coupe de marbre rose où deux colombes buvaient le vide, sous une lampe en simili fer forgé frangée de verroterie.

Hortense était ravie de son appartement. Il était un progrès sensible sur le plain-pied où, jeune ménage, ils s’étaient installés, rue Bordeaux, près de la rue Marie-Anne, et qui n’était guère mieux que la maison paternelle de la rue Mentana. D’habiter Outremont la rendait très fière. Garneau, lui, n’y voyait qu’une étape dans son ascension.

— À quelle heure est-ce qu’il va rentrer, papa ?

— Je ne sais pas, Jocelyne. Tu sais bien que ton papa est occupé. Il travaille fort.

— Papa, renchérit Lionel, papa, c’est l’homme le plus important de Montréal. C’est l’homme le plus riche du monde.

À l’appel de la sonnerie, Hortense se précipita au téléphone.

« Allô. Oui, c’est toi, Éva ? »

— Qui c’est, maman ? demanda Lionel.

Et comme elle ne répondait pas :