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LES ANTIPODES

abandonnés. Fuir le ghetto était depuis des millénaires leur instinct majeur ; et pourtant, où ils s’établissaient, là était le ghetto qu’ils traînaient avec eux et en eux.

Petit à petit le niveau sémite montait dans Outremont. Après les appartements, ce seraient les boutiques. Puis les échoppes et les petits ateliers. Plus tard les boucheries afficheraient l’étoile à six branches : Finkelstein’s Kosher Meat Market.

Et dès lors, les familles canadiennes françaises, anglaises ou écossaises ne songeraient qu’à fuir ces rues dont les trottoirs ne seraient plus assez larges pour trois voiturettes de front poussées par des femmes crépues ; pour les hommes discutant de Sionisme et des cours du coton ; pour les jeunes gens habillés à la dernière mode de Hollywood ; et pour les enfants beaux comme des Jésus. Tout cela grouillant de vie, les épaules voûtées par l’habitude de l’injure mais les yeux clairs d’espoir et de volonté.

Puis, plus tard, les fils des bourgeois chrétiens partis, les fils des bourgeois juifs ne voudraient plus habiter ces mêmes rues. Ils les abandonneraient à leurs coreligionnaires en lévite, aux élèves rabbins et aux commissionnaires qui passent dans les rues portant à brassées les pardessus neufs et les renards argentés. Éternellement nomades, ils continueraient à chercher une terre promise dans les lieux où les Philistins les auraient précédés.

Chênevert descendait la rue Clarke ; aucune boutique qui montrât une affiche française ; aucune échoppe où l’on vit quelque visage d’Écossais ou même d’Italien. À peine ici et là quelques Polonaises blondes et trapues. Ou des Roumains à moustaches.

Il songea que les Juifs, intelligents et laborieux, se cantonnaient heureusement dans quelques industries partout les mêmes. D’ailleurs ils n’étaient point mauvais patrons, sachant reconnaître le bon employé. C’est avec eux qu’il avait débuté, avant de devenir contremaître pour les constructeurs italiens chez qui la Fonderie Saint-Laurent était venu l’embaucher.

Garneau. Quel patron dur ! Mais le salaire était bon et il fallait à Chênevert, qui à trente-deux ans avait déjà cinq enfants, gagner assez pour chausser et vêtir tout ce monde.

Au début, il n’avait point compris son patron et plusieurs fois avait failli le quitter. Il se souvenait de sa fureur, le troisième jour, quand il s’était mis à siffler un air d’opéra. Il n’avait deviné que plus tard, lorsque Dupré, le camionneur dont la voix était si belle, avait été flanqué à la porte. Le patron avait la musique en horreur.

Pourtant il devait y avoir chez Garneau, brutal et impérieux, quelque chose d’humain et de pitoyable. Mais si profondément enfoui, si perdu dans le maquis du reste que c’est à peine si parfois cela se laissait soupçonner.