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LE POIDS DU JOUR

Après un long hiver, l’air paraissait tonique et capiteux. On sentait mai à fleur d’horizon, avec ses nids et ses feuilles toutes neuves. En attendant, les branches des arbres étaient déjà moins grêles et, sur les ramilles, les bourgeons en chapelet avaient l’air de chatons. Des bouffées capricieuses soulevaient les pans des pardessus et faisaient tourbillonner la poussière dans les encoignures, avec les immondices que la neige disparue ne pouvait plus cacher.

— Alors, monsieur Garneau, vous voulez vraiment que je dise demain au père Gervais de ne plus revenir.

— Combien de fois est-ce qu’il faut que je vous répète. C’est agaçant à la fin. Son avis ; demain.

— C’est que… le pauvre vieux… Avec sa femme à l’hôpital et son garçon épileptique…

— Qu’il le place. Ou qu’il le garde s’il le veut. Ce n’est pas mon problème. Et c’est une manufacture que j’ai ; pas un hospice !

Chênevert ne répondit rien. Il connaissait la dureté du patron. Ils marchèrent encore quelques instants en silence. Un taxi passa ; Garneau le héla.

— Bonsoir, Chênevert.

— Bonsoir, monsieur Garneau.

— Chauffeur, prenez l’avenue du Parc, en descendant.

Et quand on s’y fut engagé, il précisa :

« … Rue Jeanne-Mance, passé Prince-Arthur. Je vous indiquerai la porte. »

Il n’était pas tard et Chênevert décida de rentrer chez lui à pied. Deux bons milles, d’ici à la rue Berri. Mais la nuit était douce. Il entra chez un marchand de tabac, acheta un paquet de cigarettes, vit que le Financial Post de la semaine était arrivé et, à la lumière de la devanture, chercha la cote du Textile.

Des couples passaient en riant. Des hommes lourds dont le visage reflétait l’inquiétude du lendemain. Des femmes. D’autres femmes au visage hermétiquement clos sur leurs maigres secrets. Un ivrogne, l’esprit concentré sur la route du retour.

Beaucoup de Juifs. Le quartier, de plus en plus, s’enjuivait. Déjà ! L’invasion d’Outremont était commencée.

Dès que ce quartier s’était ouvert et que des familles chrétiennes de la bonne bourgeoisie étaient venues s’y installer, les propriétaires de boutiques de robes de la rue Sainte-Catherine, les gros importateurs du pied de la rue Saint-Laurent, les fabricants de casquettes de la rue Duluth et les pelletiers du vieux Montréal, tous Israélites, avaient cessé de convoiter les appartements de la rue Esplanade que les autres races leur avaient