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LES ANTIPODES

des dames. On l’eût dit faisant un choix. Peut-être cela était-il vrai. On le savait galant et les femmes lui en savaient gré. On ignorait ses ressources et les hommes lui en montraient méfiance. Après un début d’études légales passées surtout à tirer les jupes des serveuses chez Geracimo, il avait un jour disparu. Ses connaissances l’avaient retrouvé quelques mois après inspecteur aux douanes. Garneau le tolérait à peine. Il lui en voulait de se laisser confortablement porter par la vie. La semaine précédente, dînant par affaires dans un hôtel de Hull, l’usinier avait cru voir passer vivement, dans le corridor des salons particuliers, Leblanc bientôt suivi d’une femme au visage enfoncé dans sa fourrure et au sillage violemment et luxueusement parfumé. Or ce parfum, il avait eu la surprise de le retrouver dans le bureau même du ministre des Postes, à Ottawa. Il n’avait point osé s’informer discrètement sur un sujet aussi délicat ; mais il finirait bien par savoir. Il n’avait pourtant rien dit quand sa femme avait annoncé :

« Ce soir il y aura Paul Leblanc et Jean-Marie Knox ; et ton ami Beaugrand ! »

Knox, l’air mal ressuscité, les cheveux blond cendré rejetés en arrière sauf une mèche coulant sur l’oreille, se tenait noblement, la main gauche posée sur l’épaule de Marthe Gaudet, son égérie du mois. La bouche épaisse de toutes les amertumes humaines et surhumaines, il laissait goutter le robinet de sa tristesse :

« … Ah !… le Canada !… Montréal !… La poésie !… La littérature ! … (La main droite longue et pâle, où les ongles noirs faisaient dièses sur le clavier d’ivoire, monta lentement puis retomba en un geste de danseuse) … Impossible de respirer… Je songe à m’engager… comme égoutier à la ville… n’importe quoi… gagner ma vie… »

Tout le monde souriait. On savait que son père, dentiste à la mode, lui payait un appartement luxueux avec un valet de chambre japonais, ce qui semblait à tous le comble du raffinement. Jean-Marie Knox, malgré son nom, parlait mal l’anglais et avait dû s’appliquer longuement pour mettre au point la touche d’accent britannique qu’il affectait. En littérature, l’Éclaireur de Beauceville avait, sans doute faute d’autre matière et à la stupeur de ses abonnés, publié de lui un poème d’une trentaine de vers et plus tard un sonnet.

« Mon œuvre… oh ! (il haussait les épaules)… Surtout mon sonnet : « L’Infinitif éternel »… J’ai failli… mais c’est raté… Du mauvais Lautréamont… »

— Vous exagérez, murmura l’égérie, à tout hasard.

— Hélas… non…

— C’est très beau, je vous assure. Ainsi :