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LE POIDS DU JOUR

balancier de part et d’autre. Comme il était petit, il se voulait grand. Il essayait de se tenir tout droit dans ce fauteuil trop profond qui le tirait traîtreusement aux fesses. Mais c’est à peine s’il touchait la têtière de dentelle mécanique par quoi ce bureau d’affaires rappelait le wagon-salon.

Il suçait nerveusement son cigare, un peu parcimonieusement toutefois, afin de faire durer ce luxueux plaisir que lui valait le fait d’être frère et coulissier de député. À tout moment il mouchait son mégot dans un cendrier fait d’une femme nue tenant un plateau d’argent.

— Et qu’est-ce que vous allez faire de tout ça maintenant ? reprit-il, voyant que l’autre fermait enfin son dossier.

— C’est à peu près réglé. Il a bien fallu.

Absurde, le silence retomba. La machine à écrire même s’était éteinte.

Partout, dans toutes les usines comme ici à la St Laurence Corporation Limited, dans toutes les autres villes comme ici, à Montréal ; dans les autres pays comme en ce Canada de 1918, pourtant si géographiquement loin des champs de bataille et des frontières pour lequel les hommes s’étaient égorgés avec soumission ; partout au monde les machines, qui à peine avaient suffi à nourrir les bouches de tant de canons, s’étaient tues peu de temps après que les canons eux-mêmes eussent lâché leurs dernières salves pour la célébration de la victoire. Et tout comme les hommes d’ici avaient senti descendre sur eux le silence du chômage, sur ceux-là qui dormaient aux champs des Flandres et de la Champagne, s’était étendu le drap feutré d’un silence plus nouveau.

Ici, ce même onze novembre avec ses sonneries de cloches, ses hurlements de foule, ses pétards de canons pacifiques, avait bientôt figé les machines, éteint les chaufferies, immobilisé les génératrices, vidé les ateliers et rendu au silence et à la solitude les usines vastes comme des temples où les hommes disaient le chapelet ininterrompu des obus. Aux portes des chantiers de construction maritime où bayaient des coques inachevées, les guérites des factionnaires étaient vides.

— Alors vous pensez trouver un contrat ? Vous savez que nous aurons bientôt des élections ; et il faudra de ça…

Le pouce glissant sur le majeur faisait le geste bien connu.

— Si vous croyez qu’un contrat se trouve comme ça ! J’ai cherché. Mais pour le moment, rien.

La voix était dure comme une tenaille.

— … La paix est arrivée à un mauvais moment, pour vous comme pour moi. Que voulez-vous, ça ne pouvait durer éternellement ! Il y a une fin à tout. Si seulement les Allemands avaient tenu six mois de plus ! Les derniers contrats surtout étaient vraiment intéressants… Enfin !…