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HÉLÈNE ET MICHEL

ne restât pas sans surveillance, le ventre maigre dehors pour chercher un peu d’air mobile de la rue, un Juif, à lévite et à calotte noire d’où dégoulinaient deux petits tire-bouchons de cheveux, se retrouvait chaque fois le même, de porte en porte comme en un cauchemar. Michel s’approchant, le boutiquier se penchait un peu, l’œil à l’affût de la bonne affaire, que ce fût un dépenaillé qui voulait vendre ou un mieux vêtu qui voulait acheter. Plus encore s’il se fût agi d’un jeune homme pâle cachant sous son veston un objet suspect. Mais en voyant Michel, l’œil expert du brocanteur se détournait : ni chaland, ni voleur.

Le souvenir de Louiseville, le nom même de ce lieu qui pourtant avait été toute sa vie, le faisait se crisper. Chaque fois qu’il en entendait l’écho, il lui en venait une bouffée de chaleur au front, un mouvement de haine dans le cœur. Et subitement en un éclat qui le figea sur le trottoir malgré les coups de coude des passants, il comprit la raison de sa solitude enfantine et pourquoi toujours il s’était senti, dans ce milieu pourtant si facilement grégaire, seul, abandonné, repoussé, rejeté, excommunié ; dans ce milieu étroit où tout ce qui ne se sait pas se devine, où tout ce qui se devine se chuchote et finit ainsi par être connu de tous sans que personne jamais n’ait eu à en parler.

Ainsi donc, pendant vingt-quatre ans il avait affiché cette tache originelle que lui seul ignorait. Dans la petite ville, il avait été pour tous le fils du péché. Sa mère ne l’en avait pas moins laissé vivre condamné sans le savoir pour un crime qui n’était pas le sien. Il devinait maintenant les sourires ; derrière son dos, les remarques et sans doute les quolibets. Son père savait ; et telle assurément avait été la raison qui lui avait fait chercher dans l’alcool l’oubli de sa dérision.

Sa mère ! sous quels traits lui apparaissait-elle maintenant ! Qu’était le reste des humains si sa mère elle-même n’avait été qu’une…

Il sentit monter à sa gorge des larmes que rageusement il ravala, honteux de son chagrin, honteux même des épaves de tendresse brisée qui tournoyaient lentement dans le remous de sa rancœur.

Jamais, jamais ! Dès le premier jour sa décision avait été prise : jamais il ne retournerait à Louiseville. Jamais plus désormais, maintenant qu’il savait, il ne se donnerait en spectacle. Descendre sur le quai de la gare sous les yeux de monsieur Bigras et des compagnons de travail de son père ! Passer rue Saint-Laurent entre les haies jumelles de ses concitoyens armés des verges de leur mépris ! Ne pouvoir regarder homme ni femme, sans se sentir souffleté au visage par le regard gouailleur des hommes, le regard offusqué des femmes.

Ainsi donc, les mots couverts dès l’école, l’interdiction à Marie-Claire Froment de l’aimer, l’abandon de Georgette ; et le mot du vicaire un jour, mot qui lui était toujours resté et que jusqu’ici il n’avait pas compris :